Faut-il restituer les marbres Elgin ? 

Du droit du butin et du devoir de restitution

Par Denise Vernerey-Laplace, Centre Georg Simmel, EHESS

Depuis 1983, la Grèce ne cesse de réclamer au British Museum la restitution d’une frise de marbre sculpté de 75 mètres de long ainsi qu’une Caryatide arrachés au site du Parthénon sur l’acropole d’Athènes – alors sous domination ottomane – par le diplomate anglais, Lord Elgin, au début du XIXe siècle. La Grèce était alors occupée par les Turcs et Elgin était ambassadeur de la Couronne anglaise à la Sublime Porte. Revenu à Londres, le diplomate a déposé les marbres athéniens au British Museum. Il affirme les avoir acquis en bonne et due forme, aux termes d’un firman, un acte de la chancellerie du grand vizir de l’Empire ottoman. Or la légitimité dudit firman, qui n’est aujourd’hui connu que dans une version italienne postérieure, alimente depuis lors les controverses.  

Après 1832, la Grèce, devenue indépendante, ne cesse de réclamer le retour des marbres avec une virulence accrue ; plus récemment, on se souvient de Melina Mercouri, ministre de la Culture, martelant : « Rendez les marbres ! »

La dispute enflamme les esprits européens depuis le XIXe siècle donc, inscrivant dans l’actualité les questions soulevées par Stendhal à propos des restitutions lors du Congrès de Vienne en 1814/15. Face à face, les « légalistes » se réclamant du droit du butin : on déplace la question de l’origine géographique des œuvres vers celle de leur origine juridique, l’appropriation des œuvres étant liée à un armistice, un traité qui justifient le droit à la conservation du butin. En face, les « moralistes »  se réclamant du droit international, de la morale donc, la propriété étant liée au territoire. À l’époque, « ce n’est, à leurs yeux, qu’en considérant ces pièces selon leur origine que peut être rétabli un équilibre de justice, d’une part, et d’apaisement des esprits en Europe, d’autre part, dans la mesure où le maintien à Paris du patrimoine des pays anciennement soumis par la France empêcherait toute réconciliation entre eux. » (Savoy, 2019). La France ne s’est pas opposée pas au retour des œuvres en Italie, en Belgique, mais certaines lui ont fourni un prétexte à résister : les Noces de Cana de Véronèse, par leurs dimensions – 660 cm × 990 cm – sont trop longues pour être remportées sans souffrir. D’autres sont de trop peu d’importance pour qu’on s’y consacre : ainsi les œuvres des peintres primitifs italiens…

Bref, ainsi que le remarque Philippe Dagen, « rendre ou restituer » est la controverse qui ébranle monde de l’art depuis 1815 au Congrès de Vienne, lorsqu’il fallut régler le retour des œuvres que les troupes napoléoniennes avaient pillé dans les collections d’Italie et de Belgique. En ce sens, Bénédicte Savoy considère 1815 comme l’année zéro des restitutions d’œuvres d’art en Europe.

Cependant, pour la Grèce, la frise accrochée au British Museum est devenue un enjeu national. On reproche au musée britannique son insalubrité, les fissures de ses murs et les infiltrations indignes de la conservation d’un tel trésor. La Grèce, au contraire, a inauguré à Athènes le 20 juin 2009 un musée, conçu par Bernard Tschumi et cofinancé par l’Union européenne, qui respecte toutes les normes muséographiques contemporaines. Il n’est plus possible aux chagrins d’Outre-Manche d’objecter aux Grecs une incapacité à conserver. « Le moment est venu de reposer la question de leur restitution à leur lieu d’origine » écrit Henri Godard (Le Monde, 2009). L’étage supérieur du jeune musée de l’Acropole est ouvert sur ses quatre côtés par de grandes baies vitrées qui réverbèrent le Parthénon ; il est tout entier occupé en son centre par une construction rectangulaire homologue à la partie haute du Parthénon. Elle attend les figures en ronde-bosse des deux frontons du temple, les métopes de la frise dorienne et la frise ionienne représentant les Panathénées. Mais, en attendant le retour des marbres « Elgin », les plaques de frise demeurent remplacées par des moulages. 

 Enhardie et confortée, la Grèce réclame néanmoins à divers pays étrangers les pièces du décor sculpté qu’ils conservent ; au Louvre (trois fragments sculptés), aux musées de Vienne en Autriche et de Würzburg en Allemagne… 

En 2021, alors que l’Unesco relance le débat, Boris Johnson s’oppose de nouveau au retour des marbres. La Grèce avance une solution « win-win » : les autorités et les musées grecs s’engageraient, en retour de la restitution, à prêter des pièces d’une valeur inestimable afin de remplacer au British Museum les marbres du Parthénon et rendre ainsi au Royaume-Uni sa réputation de générosité.  Cette proposition reçoit le soutien inattendu du Times qui affirme : « Le musée et le gouvernement britannique, soutenus par The Times, ont résisté à la pression mais le temps et les circonstances ont changé. Les sculptures doivent retourner à Athènes. » C’est une volte-face historique de l’organe de presse qui incarne à l’ordinaire l’establishment britannique.

L’année suivante, à la mi-décembre 2022, le Pape François soulève de nouveaux élans en restituant à l’archevêque d’Athènes trois fragments du Parthénon appartenant au Vatican. L’espoir semble renaître et le 3 janvier suivant : on lit dans les colonnes du Telegraph que des négociations secrètes (elles durent depuis novembre 2021) entre le président du British Museum, George Osborne, et le Premier ministre grec, Kyriákos Mitsotákis, sont sur le point d’aboutir. 

Nouveau démenti en janvier 2023, lorsque la ministre britannique, Michelle Donellan déclare que George Osborne, n’a « nullement l’intention de… renvoyer » les marbres et n’envisage pas non plus de prêt à long terme. Ce serait, dit-elle, « ouvrir la boîte de Pandore. » D’ailleurs, si le régime de non-aliénation des biens publics est français, une loi anglaise de 1963 interdit au British Museum de « vendre ou de céder des objets de sa collection » … La restitution ne saurait éventuellement être qu’un « prêt à long terme ».  

Peu après, Le Monde souligne néanmoins que la plupart des Britanniques sont favorables au retour des marbres et annonce sur une manchette prometteuse : « Un accord historique est en cours ». De son côté, le Daily Telegraph estime que la controverse demeure pleine et entière, la Grèce demeurant campée sur la restitution complète du décor sculpté et les Anglais ne pouvant « officiellement » restituer…

Bref, la querelle de la restitution des marbres Elgin ressemble au long échange interminable d’une fin de match de tennis enragée, les adversaires se relançant inlassablement arguments et réfutations. En ce sens, elle réactualise ad nauseam le conflit patrimonial qui renaît de ses cendres à chaque butin historique revendiqué… et s’inscrit dans la tradition d’appropriation des œuvres du patrimoine mondial par la dépossession du vaincu, le vainqueur invoquant alors une « universalité du patrimoine » qui justifie toutes les trans-localisations et les confiscations abusives. 

Le droit international, la Convention de La Haye en 1954 ; en 1970, celle de l’Unesco interdisant le trafic illicite des œuvres d’art ; l’injonction à la restitution à laquelle ont adhéré les pays signataires des Accords de Washington en 1998 ; rien n’a empêché ni le pillage du musée du Koweït en 1990 par les troupes irakiennes, ni celui du musée de Bagdad en 2003, ni les ravages commis par l’État islamique, les pilonnages des Bouddhas de Bâmiyân en 2001. 

À chaque fois, le butin est envoyé dans un musée à la gloire du conquérant, où Philippe Dagen voit l’écho du Führermuseum de Linz (Le Monde, 2017), une autre partie finissant chez les caciques du parti, descendants émérites de Goering selon la même source ; cependant qu’un reste innombrable et plus diffus est dispersé dans les circuits du marché de l’art selon un temps long. C’est ainsi que tant d’objets archéologiques du Moyen-Orient sont – aujourd’hui encore – vendus de façon plus ou moins clandestine en Europe et au Moyen-Orient. 

Et, chaque fois – la guerre finie et le pilleur vaincu – réclamations et dissimulations, arguments et arguties prolifèrent, avec pour conséquence de retarder longuement, si longuement, toute restitution…

En 2015, le musée Picasso a accueilli le Projet Picasso, du Français Raphaël Denis : au pied du Portrait de Madame Paul Rosenberg et sa fille par Pablo Picasso – propriété du marchand Paul Rosenberg avant qu’il ne fût spolié en 1940 par l’occupant nazi – un amas de toiles noires et l’inscription vernichtet (« détruit »). Raphaël Denis est coutumier de ces interpellations. La documenta de Cassel les cultive : en 2017, l’artiste allemande Maria Eichhorn y expose Rose Valland Institute : plusieurs salles sont occupées par des bibliothèques, des documents agrandis aux dimensions des murs, des vitrines saturées de courriers officiels et de photographies. À quelques pas de là, l’installation de l’artiste congolais Sammy Baloji rassemble des tissages luxueux pris en Angola et au Congo par conquérants et colons, de force ou par des échanges inégaux. Ils appartiennent aujourd’hui à des musées européens, Copenhague ou Bruxelles ; ainsi le rappellent trois bronzes du Bénin symboliquement exposés à leurs côtés. 

Quand ne demeure alors pour toute arme que la provocation…

Le gâteau des rois, Congrès de Vienne - Marbres Elgin
Le Gâteau des Rois tiré au Congrès de Vienne (caricature datée de 1815, estampe, eau-forte, hauteur : 30,9 cm, largeur : 45,5 cm, Musée Carnavalet, G.27511, gallica).
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