Retour sur une exposition inédite en France
Par Clémentine Deroo
Du 18 février au 25 mai 2025, le Musée national Picasso-Paris a présenté une exposition intitulée « L’art « dégénéré » : Le procès de l’art moderne sous le nazisme ». Première exposition consacrée à ce sujet en France, elle rassemble 57 œuvres – peintures, sculptures, dessins, aquarelles – dont une trentaine furent présentées lors de l’exposition de propagande Entartete Kunst (« Art dégénéré ») inaugurée le 19 juillet 1937 à Munich.
À travers un parcours thématique et structuré, l’exposition revient sur cette entreprise funeste de stigmatisation et de censure de l’art moderne menée par le régime nazi, s’inscrivant dans une logique plus large de purification de la société allemande.

Genèse du concept de « dégénérescence »
Définie au début du parcours, l’expression nazie « art dégénéré » renvoie aux campagnes publiques d’exclusion et de destruction de l’art moderne, s’étalant sur dix ans, menées dès l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler en 1933 jusqu’à la fin de la Seconde Guerre Mondiale en 1945.
Cette expression est associée au concept de « dégénérescence », qui apparaît à la fin XVIIIe siècle dans les domaines de l’histoire naturelle, de la médecine et de l’anthropologie. Ce concept fut repris à la fin du XIXe siècle par le médecin hongrois Max Nordau dans son ouvrage Dégénérescence (1892) pour l’appliquer au domaine artistique. Ce dernier y établit un lien entre la supposée dégénérescence de l’art moderne et celle, physique ou mentale, de ses créateurs, perçus comme des figures pathologiques en marge de la société, à l’image de Vincent Van Gogh ou Oskar Kokoschka.
Cette première salle, particulièrement pertinente, met en lumière l’assimilation opérée à l’époque entre dégénérescence de l’art et troubles mentaux, tout en évoquant avec justesse les séjours d’artistes dans des hôpitaux psychiatriques.
Confisquer, exposer, vendre
Outre les œuvres exposées, le musée présente des archives précieuses – coupures de presse, correspondances entre artistes et documents administratifs – qui rendent compte de la mécanique répressive mise en place par le régime nazi.
Dès 1933, les institutions culturelles allemandes sont réorganisées afin d’exclure les œuvres modernes des musées et les artistes sont écartés des fonctions d’enseignement ou contraints de fuir le pays. La même année, des expositions diffamatoires voient le jour à Dresde, Mannheim ou encore Karlsruhe.
Dès 1937, plusieurs vagues de confiscation ont lieu : plus de 20 000 œuvres sont retirées des collections publiques, certaines détruites, d’autres exposées ou vendues.
Point d’orgue de cette campagne de stigmatisation, une vaste exposition est organisée la même année à Munich puis dans plusieurs villes d’Allemagne, réunissant plus de 700 oeuvres d’artistes modernes qualifiés de « dégénérés ».
Quant aux oeuvres susceptibles d’intéresser le marché international, ces dernières sont vendues aux enchères – en témoigne la grande vente organisée à Lucerne en juin 1939 par la galerie Fischer, au cours de laquelle 125 oeuvres furent vendues – ou confiées à des marchands mandatés par le régime nazi (Karl Buchholz, Ferdinand Möller, Bernhard Alois Böhmer et Hildebrand Gurlitt).
Une exposition réussie mais incomplète
Malgré le succès de cette exposition comme en témoigne l’affluence des visiteurs, on peut regretter le manque de médiation adaptée. En effet, l’accès aux œuvres et aux cartels est parfois difficile.
De plus, si le travail de recherche mené par les historiens et les institutions pour retracer le parcours des œuvres est brièvement évoqué en fin de parcours, il faut néanmoins souligner le manque d’informations précises concernant les études menées sur les œuvres exposées. Quelles recherches de provenance ont été réalisées ? Un inventaire des œuvres confisquées, vendues ou disparues a-t-il été établi ? Ce type de documentation fait défaut, privant le visiteur d’un éclairage essentiel.
Enfin, on peut déplorer le manque, voire l’absence, de représentation du mouvement Dada et des arts africains, également visés par la politique nazie. L’exposition privilégie largement la peinture et la sculpture, au détriment des œuvres sur papier, pourtant centrales dans les productions dadaïstes — un choix qui pourrait en partie expliquer ce déséquilibre.
Malgré tout, cette exposition a le mérite de rendre visible en France un pan méconnu de l’histoire de l’art moderne et d’interpeller le visiteur sur les dangers que peut représenter le contrôle exercé par un régime autoritaire sur des formes artistiques qu’il juge menaçantes.