Le prétexte du firman

L’Angleterre face à ses ambiguïtés  

Par Denise Vernerey-Laplace

Le XXIème siècle naissant se trouve entraîné – entre autres – dans un vaste mouvement de réflexivité historique. Courant international, il sourd d’une pensée post-humaniste qui interroge la pensée coloniale et ses exactions.  

On relèverait à juste titre la négativité systématique de certaines prises de positions, si l’on admet de reconnaître le bien-fondé des conclusions de quelques historiens convoqués en tant qu’experts. Parmi eux Feldwine Sarr et Bénédicte Savoy, mandatés par le président Macron à rédiger un rapport – rendu en novembre 2018 – sur La restitution du patrimoine culturel africain1 . En préliminaire, les deux universitaires invoquent la théorisation de la spoliation patrimoniale par Polybe ; l’historien grec, retenu comme otage politique à Rome au second siècle av.JC., s’étant désolé quinze années durant du spectacle des œuvres d’art grecques « dépaysées » à Rome2

Les marbres du Parthénon. Revendications grecques, refus britanniques.  

Musée de l'Acropole, Athènes, Grèce
Le musée de l’Acropole, Grèce © Acropolis Museum. Photo Nikos Daniilidis

En 2009, la Grèce a marqué une étape importante pour la récupération des sculptures du Parthénon avec l’ouverture du musée de l’Acropole. Mais des espaces vides et des reproductions occupent l’espace muséal en lieu et place du décor sculpté original. Le rocher mythique attend ses marbres, jalousement retenus Outre-Manche.  

Or c’était bien l’un des prétextes anglais : la Grèce ne s’étant pas dotée des infrastructures muséales nécessaires à la conservation et l’exposition des marbres du temple de l’Acropole, elle était « inapte » à les récupérer ! L’argument de la visibilité, souvent avancé par les autorités anglaises s’est ainsi trouvé balayé : « Les musées grecs sont visités par des centaines de milliers de personnes. La question de l’accessibilité ne justifie donc plus la présence des marbres au British Museum3. »  Jonathan Adams, directeur adjoint du musée, réclame d’ailleurs de “changer la température du débat”. Mais, trois ans plus tard, Tiffany Jenkins, auteure de Keeping Their Marbles: How the Treasures of the Past Ended Up in Museums and Why They Should Stay There (“Conserver leurs marbres. Pourquoi  les marbres antiques se trouvent dans des musées et pourquoi ils doivent y demeurer ”) :  « Les musées ne sont pas là que pour montrer des objets de leur pays, ils permettent de découvrir d’autres cultures. Leur rôle n’est pas de résoudre les questions sociétales ni de réparer les ravages causés par le colonialisme ou l’impérialisme, estime l’auteure. On ne doit pas chercher à renouer avec notre identité en regardant vers le passé sinon, on manque de vision pour le futur. » Le débat ne s’est ni apaisé ni déplacé : il demeure ouvert autour de la légalité de l’achat des marbres. Replaçons l’acquisition des plaques dans son contexte historique : lorsque Lord Elgin arrache les plaques du Parthénon sur l’Acropole, c’est aux occupants turcs qu’il a demandé l’autorisation, c’est d’eux qu’ils ont obtenu un firman, une autorisation administrative officielle, et non de l’État grec. La Grèce, alors occupée donc, n’a pas, autorisé le prélèvement des marbres et ne se trouve par voie de conséquence ni tenue – ni spoliée – au nom dudit firman. Lequel, en outre, n’a pas été signé par le Sultan et n’est d’ailleurs connu que dans sa traduction italienne, constellée d’ambiguïtés. Qui en définitive a été spolié ? Appelés à l’origine « marbres d’Elgin », les fragments conservés au British Museum se sont vus retoqués en « marbres du Parthénon ». Le British Museum argue qu’au temps de l’achat, la transaction était légale, que la vocation des musées est de donner à voir l’art du monde entier, et non seulement les productions nationales voire vernaculaires ; les cartels des marbres au British Museum demeurent d’une pudeur irénique,  mais Tiffany Jenkins reconnait néanmoins un glissement perceptible des opinions sur ce sujet si délicat : « …quand on se balade dans les galeries du musée qui exposent les marbres, si on tend l’oreille, on entend les visiteurs qui parlent de ces controverses. Il faut rester ouvert au débat. »

Cette ouverture ne serait-elle qu’une façade ? Elle ne fait en tous cas pas l’unanimité. Depuis sa réclamation officielle devant l’Oxford Union en 1986 par la voix de sa ministre de la Culture, Melina Mercouri, la Grèce ne change pas les termes de sa requête ; en échange de cette restitution, le pays s’engage à prêter d’autres pièces de son inestimable patrimoine pour des expositions temporaires. Or Tiffany Jenkins avance que la taille et le poids des marbres les rendent difficiles à transporter : « Je pense que s’ils retournent en Grèce, ils y resteront… Une fois qu’ils se retrouveront là-bas, ils sembleront à leur place ». Le 7 avril 2010, lors d’une conférence au Caire pour la restitution des antiquités « volées », Elena Korka, chef du service grec des protection des biens culturels a souhaité, à l’unisson avec Zahi Hawass, l’union des forces. Certains marbres ont d’ailleurs déjà voyagé : en 2014, l’Angleterre a pris l’initiative de prêter certaines pièces au musée russe de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg. Ce qui excite le courroux de Louis Godard, président de l’Association internationale pour la réunification des marbres du Parthénon et ardent défenseur du retour des pièces sur l’Acropole d’Athènes : « C’est une attitude que je condamne sans appel. Le British Museum s’est comporté comme s’il était le propriétaire de ces marbres alors qu’il ne recèle que le fruit d’un odieux pillage et d’un saccage 4 !» La confrontation est radicale : la Grèce, en effet, refuse l’idée de prêt des marbres et réclame une restitution. Chacun campe sur ses positions, rien n’avance. 

Le débat s’invite « tous terrains ». Sur le terrain de la science, Louis Godard assène : « La manière dont le British Museum traite les marbres du Parthénon est simplement désastreuse. La conservation rigoureuse que nécessite leur conservation n’est pas bien appliquée. Les restaurateurs grecs, eux, respectent des critères connus de tous les archéologues pour préserver des pièces aussi fragiles. ». En février dernier, dans une tribune du Monde, plusieurs archéologues déplorent justement « les dommages [subis par les marbres] sous la tutelle des trustees du British Museum », évoquant les infiltrations d’eau dans certaines galeries. Depuis, l’institution a effectué les travaux nécessaires à l’assainissement d’infiltrations récurrentes.  

Quid de la politique ? Les négociations qui ont accompagné le Brexit ont fait espérer un infléchissement britannique sur le sujet. Le comité intergouvernemental « Retour et Restitution » de l’UNESCO a pour mission globale de faciliter les négociations bilatérales entre les différents pays en vue du retour et de la restitution de propriétés culturelles acquises de manière illicite ou durant les périodes de colonisation. Réuni en septembre 2021, il « invite le Royaume-Uni à reconsidérer sa position et à engager un dialogue de bonne foi avec la Grèce sur cette question ». Mais en 2021, Boris Johnson s’oppose encore au retour des marbres qu’il affirme acquis de manière légale. 56% des Britanniques souhaitent cependant que les marbres soient restitués à la Grèce5 ; et les autorités muséales manifestent un assouplissement : Georges Osborne, président du British Museum déclare le 17 juin 2022 dans les colonnes de Connaissance des Arts qu’il y a un « accord à conclure sur le partage des marbres du Parthénon avec la Grèce6. » Or à cette date le conseil scientifique du musée n’a toujours pas été consulté. La réponse de Liz Truss a été à l’identique du refus de Johnson : les plaques du Parthénon « ont été acquises légalement par Lord Elgin, conformément aux lois en vigueur à l’époque. Les commissaires du British Museum en sont donc légalement propriétaires depuis que [les frises] sont entrées en leur possession. » Attendons les déclarations de Rishi Sunak… 

Les nouvelles technologies sont-elles à même d’apporter un début de solution ? L’impression 3D est certes capable de reproduire les sculptures à l’identique, afin qu’elles soient visibles au British Museum. Mais l’épiderme des statues ne sera pas le même, la lumière trahira la reproduction ; le message sera pédagogique, mais privé de toute émotion esthétique. Les Anglais et les visiteurs du British Museum se sentiront sans doute dépossédés d’artefacts dont il n’est pas reconnu qu’ils aient jamais été propriétaires…  

L’Angleterre et les bronzes du Bénin 

Autre est l’attitude de l’Angleterre envers la restitution des 4000 bronzes et objets d’ivoire saisis en 1897 dans le palais royal du Bénin, actuel Nigéria, lors de l’expédition punitive menée par les troupes anglaises conduite par Harry Rawson. Un millier de plaques est alors déposé dans les mains du Foreign Office à Londres et réparti par le biais de ventes aux enchères entre plusieurs musées européens, le British Museum conservant 900 sculptures en bronze et en laiton ainsi que quelques régalia et parures en ivoire datées du XVIème siècle. Œuvres des artisans de cour, leurs décors, leur symbolique sont la visualisation magique du pouvoir de l’oba, le roi.   

MET
Max Hollein, Abba Isa Tijani et Alisa LaGamma avec trois objets, une « tête d’Ife » du XIVème siècle et deux plaques de bronze du XVIème siècle
© The Metropolitan Museum of Art, Valentina Di Liscia for Hyperallergic

Depuis 1960, les autorités nigérianes ont lancé plusieurs demandes de restitution auprès des gouvernements, des administrations, des institutions muséales, des galeries d’art, et des grandes collections internationales. Les États-Unis ont rejoint les rangs européens et, en novembre 2021, le Metropolitanmuseum a rendu deux plaques de bronze à la Nigerian National Commission for Museums and Monuments et a signé un Memorandum qui préfigure la collaboration future7.  

 Lors d’un discours mémorable prononcé le 28 novembre 2017 à Ouagadougou, le président Emmanuel Macron a réclamé la restitution des œuvres d’art africaines. En 2018, les conclusions de Feldwine Sarr et Bénédicte Savoy ont dynamisé les consciences. Berlin a signé avec le Nigéria un protocole qui a échelonné à partir du deuxième trimestre de 2022 le retour des 1100 objets provenant du royaume d’Edo conservés dans des institutions allemandes. En France, 26 œuvres d’art originaires du Bénin ont été restituées au Nigéria, dont le trône du roi Béhanzin, le sabre et le fourreau d’El Hadj Omar Tall et les statues totem de l’ancien royaume d’Abomey8

Quelle est la partition de l’Angleterre dans ce concert ? En janvier 2021, répondant au Pr Abba Tijani, qui déposait une demande de restitution des 78 artefacts volés au Bénin, Eve Salomon, présidente des administrateurs du musée Horniman de Londres déclare 9 : « Les preuves étaient très claires quant au fait que ces objets ont été obtenus par la force…10». La discussion s’engage pour régler pragmatiquement l’envoi des œuvres au Bénin. Les universités de Cambridge et de Aberdeen restituent également des bronzes11

Marbres grecs, bronzes du Bénin. Dans les deux cas, il s’agit d’œuvres délocalisées dans une situation de violence coloniale et d’une relocalisation de ces objets devenus icônes de la pensée postcoloniale. L’attitude oscillante de l’Angleterre, entre retenue à propos de la restitution des marbres du Parthénon et participation au Benin Dialogue Group, illustre en définitive les ambiguïtés douloureuses qui pèsent sur la pensée post-coloniale.

(1) La restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle. https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/194000291.pdf

(2) Ibid. p. 7.

(3) https://www.vanityfair.fr/culture/article/marbres-du-parthenon-vers-la-fin-dune-querelle-historique-entre-la-grece-et-le-british-museum. Le 12 août 2022. Le livre a fait l’objet d’une recension dans les colonnes de Vanity Fair par Valentine Ulgu-Servant. L’auteure du livre Keeping Their Marbles: How the Treasures of the Past Ended Up in Museums and Why They Should Stay There s’est également engagée sur la conservation des restes humains dans les collections muséales. 

(4) https://www.vanityfair.fr/culture/article/marbres-du-parthenon-vers-la-fin-dune-querelle-historique-entre-la-grece-et-le-british-museum. Le 12 août 2022.

(5) Étude Yougov, 2018.

(6) Connaissance des arts, 17 juin 2022.

(7) Liscia, Valentina Di (2021-11-22). « In Ceremony, Met Museum Officially Returns Benin Bronzes to Nigeria ». Hyperallergic. Retrieved 2021-11-24.

(8) Site de l’Ambassade de France au Bénin, https://bj.ambafrance.org/Restitution-des-biens-culturels-3386. Une exception au statut de l’ « inaliénabilité » des œuvres dans les collections publiques lorsqu’elles ont fait l’objet de pillages caractérisés a rendu possible la signature de l’acte de transfert de propriété. 

(9) Le Pr Abba Tijani est président de la Commission nationale des musées et monuments du Nigéria.

(10) TV5Monde. Certaines œuvres demeureront néanmoins à Londres, sous forme de prêts, à des fins de recherche, d’enseignement, de témoignage.

(11) TV5 Monde, 08/08/2022.

Retour en haut