Par Marie Duflot
Christie’s met en vente ce mois-ci une collection privée de bijoux d’une richesse rare. Comprenant 700 lots, sa valeur est estimée à 150 millions de dollars. Loin d’être impressionnée par cet évènement, Astres s’indigne qu’une telle vente soit aujourd’hui proposée en raison de ses origines.
La collection de bijoux ainsi mise en vente n’est autre que celle d’Heidi Horten (1941-2022), veuve d’Helmut Horten (1909-1987) dont la fortune s’est faite aux dépends de juifs persécutés en Allemagne nazie.
Helmut et Heidi Horten se sont rencontrés dans le bar d’un hôtel où la jeune femme passait des vacances en famille. Helmut a alors 50 ans et Heidi seulement 18 et, malgré cet écart d’âge de 32 ans, ils se marient en 1966. Superbe villa, jet privé, yachts, le couple vit dans le luxe mais leur fortune a des origines très peu reluisantes. Monsieur a bâti un empire commercial en rachetant – à prix dérisoires – les commerces de juifs persécutés par le régime nazi dès 1933, participant ainsi à l’aryanisation de l’économie allemande. Il adhère au parti nazi en 1937, moins par idéologie que pour faire profiter au mieux ses affaires commerciales de la politique d’aryanisation ambiante.
Lorsqu’Helmut Horten décède en 1987, il lègue à son épouse environ 1 milliard de dollars. C’est grâce à cette fortune que Heidi Horten forme deux collections : l’une de bijoux – aujourd’hui mise en vente – et la seconde d’œuvres d’art – exposée dans un musée privé fondé par Heidi en 2022 et auquel elle a donné son nom. Le meilleur souvenir de la collectionneuse ? L’acquisition en une seule vente d’une trentaine d’œuvres pour plus de 20 millions de dollars en 1996 (Sotheby’s Londres). Heidi Horten est néanmoins décédée très peu de temps après l’ouverture de son musée, laissant derrière elle une fortune estimée à 2,9 milliards de dollars.
Aujourd’hui, la présentation aux enchères de cette collection de bijoux par la maison de vente Christie’s, qui n’ignore pourtant rien de l’origine douteuse des fonds utilisés pour la réunir, dérange et la destination philanthropique de son produit n’y change rien.
De l’importance de nommer les faits et de les diffuser
Sur le site de Christie’s, une page entière est dédiée à la vente de la collection d’Heidi Horten – rien d’anormal compte tenu de son importance. Dans une rubrique sur la collectionneuse invétérée, deux phrases sur son premier mari : Helmut Horten a laissé un bel héritage à sa femme, ses activités commerciales pendant la période nazie sont bien documentées. Point.
Il ne s’agit pas de bijoux spoliés, mais acquis grâce à une fortune liée au nazisme. Heidi Horten devait être bien consciente du dilemme éthique et des enjeux : elle avait commandé un rapport historique sur les activités de son époux pendant la guerre. De même, dans les missions données à son musée, l’axe recherche mentionne expressément la recherche de provenance en lien avec la Seconde Guerre mondiale. La prise de conscience est là, reste à ne pas minimiser les faits et leur accorder une place dans la mémoire collective. Cette vente est gênante précisément parce qu’elle ne s’interroge pas suffisamment sur son bien-fondé.
Christie’s, expert en Looting washing ?
L’année 2023 commémore les 25 ans de la Déclaration de Washington. Adoptée en 1998 et par négociations, elle consiste en plusieurs principes visant à trouver des solutions justes et équitables aux questions posées par les demandes de restitution d’œuvres d’art spoliées pendant la guerre.
Christie’s n’a pas manqué de saisir cette opportunité et de dédier cette année à la recherche de provenance. Le département restitution de la maison de vente a ainsi prévu plusieurs évènements et conférences dans différentes villes (Paris, Amsterdam, Vienne, Berlin, etc.) et créé une bourse qui sera attribuée à trois chercheurs travaillant sur la période nazie (2023 Christie’s Grant for Nazi-Era Provenance Research). Cette attitude pro recherche de provenance contraste radicalement avec cette vente que Christie’s propose. Et, elle donne l’impression que les aspects commerciaux et économiques priment sans vergogne sur l’aspect éthique. Plusieurs représentants de la maison de vente ont d’ailleurs qualifié la vente de « moment historique » et ont évoqué le « privilège » de pouvoir la proposer. Guillaume Cerutti, CEO de Christie’s, a précisé que la prise en charge de la vente avait été murement réfléchie en raison des liens de Helmut Horten avec le nazisme, mais que l’impact philanthropique était trop important pour être négligé.
Non, la fin ne justifie pas les moyens
Il a été annoncé que le produit de la vente irait à la Fondation Heidi Horten – créée en 2021 pour gérer la collection d’art de la défunte et supporter la recherche médicale – et qu’une partie de la commission de Christie’s irait à une organisation soutenant l’éducation et la recherche sur l’Holocauste – sans précision supplémentaire.
La destination du produit de la vente ne suffit pourtant pas à nettoyer la provenance de la fortune des époux Horten. Christie’s ne devrait pas se reposer sur ces aspects philanthropiques pour accepter une vente si polémique, et à juste titre. Au contraire, cela donne l’impression d’être en tête-à-tête avec un phénomène de blanchiment d’image. Déjà en 1971, Helmut Horten avait créé une fondation dédiée à la recherche médicale et l’accès aux soins, qui porte son nom. Nulle mention faite de ses liens avec le nazisme sur le site internet de la fondation, on retient seulement qu’il était un entrepreneur exceptionnel, déterminé à faire progresser la médecine.
La vente des bijoux de Heidi Horten, parce que son produit ira à la fondation qu’elle a créé de son vivant, est considérée comme bienvenue. Idem pour Christie’s qui donnera une partie de sa commission à une organisation travaillant sur l’Holocauste.
Finalement, la première s’assure de la qualité et de la postérité de son image quand la seconde continue de se forger une image irréprochable qui ne correspond pas à ses agissements.
Résultats de la vente, au delà des estimations
Malgré l’agitation des uns et des autres, relayée par les médias, Christie’s a maintenu la vente de la collection de bijoux de Heidi Horten.
Le 10 mai dernier, à Genève, un premier pan de la vente a eu lieu. Environ 90 lots y étaient proposés et, sur l’ensemble, seul trois n’ont pas trouvé acquéreur. Le montant atteint ? 156 millions de dollars. L’ensemble de la collection était estimée à 150 millions ; il aura suffit d’une journée pour exploser cette estimation.
Le deuxième volet de la vente aura lieu le 12 mai à Genève (environ 150 lots proposés). La vente continuera en ligne jusqu’au 15 mai.
Reportage France 2 du 2 mai 2023, « IIIe Reich : une vente aux enchères de bijoux fait polémique »