Par Marianela Ivanoff
Les adhérents d’Astres se sont retrouvés le 24 avril dernier pour le rendez-vous annuel de l’association, son assemblée générale. Avant un moment riche d’échanges et de convivialité autour d’un cocktail, la problématique complexe des restitutions a été présentée sous différents angles lors de deux conférences.
La première intervention, présentée par Paul Salmona, directeur du Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, et Pascale Samuel, conservatrice des collections contemporaines et modernes, prenait la forme d’une visite guidée au sein du mahJ, qui accueillait l’événement.
Suivant son directeur, adhérents et invités ont découvert de nouveaux détails de l’hôtel particulier de St-Aignan, comme sa fausse façade dite “renard”, construite ainsi car contrainte par l’enceinte de Philippe Auguste. Paul Salmona s’est ensuite arrêté pour présenter certaines pièces exceptionnelles du parcours des collections permanentes, comme la torah espagnole du XVIe siècle, avant de nous emmener voir l’accrochage de l’enfant Didi.
À droite : Mur Renard du Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, photographie publiée sur le compte Facebook du MaHj le 5 mai 2021.
Pour raconter avec le plus de justesse possible l’histoire complexe de cette œuvre, les participants ont pu assister à une présentation chorale : la conservatrice et commissaire de l’accrochage, le directeur du musée présentant l’œuvre temporairement, et l’avocate représentant la famille, Corinne Hershkovitch, se transmettaient la parole selon les nécessités du récit et les spécificités de chacun.
Face à cet enfant immobile, témoin muet d’une histoire toujours incomplète, les visiteurs ont été invités à suivre la fuite puis l’exil de Chana Orloff, lors duquel son atelier à la Villa Seurat a été totalement vidé. A la libération, lorsqu’elle retrouve douloureusement cet atelier pillé et saccagé, elle reprend la création, et son œuvre connaît un succès international. Ces œuvres spoliées reparaissent régulièrement sur le marché de l’art, la sculpture de l’enfant Didi en témoigne.
Son parcours cristallise particulièrement cette histoire, dans la mesure où il en est l’incarnation la plus sensible. Cette représentation d’un enfant de trois ans, tout en pieds et en fierté, marque le spectateur par son regard direct mais timide, et doux. On imagine facilement la mère aimante qui faisait poser son enfant, un jeune Elie dit “Didi” de trois ans, qui essaie de se tenir très droit, les mains sagement derrière le dos.
L’accrochage sobre et intimiste prend une toute autre dimension, alors que Pascale Samuel nous apprend que le scénographe, Ary Justman, est le petit-fils de Chana Orloff. La simplicité de la présentation positionne alors le spectateur entre une photographie de sa grand-mère tenant son père, Didi, des fac similés reproduisant les archives de la plasticienne, et deux textes de présentation. Cette anecdote émouvante confronte le visiteur à sa proximité temporelle à l’histoire, une seule génération le séparant des acteurs de celle-ci.
À gauche : Chana Orloff (1888-1968), L’Enfant Didi, 1921, bois, 80 cm, musée d’art et d’histoire du Judaïsme, dépôt des ateliers-musée Chana Orloff. Crédit : Marie Duflot.
Dans la seconde conférence, Gabriel Fabre revenait sur le sujet de son mémoire de recherche : les problématiques de restitution des 7 000 restes humains patrimonialisés provenant de peuples et communautés étrangères. Il en a proposé un élargissement à l’aune de la loi-cadre adoptée le 26 décembre 2023.
Les restes humains sont considérés comme des “biens juridiques”, des biens juridiques “spéciaux”, obligeant le législateur et le propriétaire à une déférence particulière. Dès lors qu’ils appartiennent aux collections publiques françaises, les restes humains sont protégés par le principe d’inaliénabilité, sauf application d’une procédure exceptionnelle de déclassement, qui n’a jamais été utilisée. Par le passé, seul le vote d’une loi spéciale a permis la sortie de biens patrimoniaux des collections publiques.
Au vu de la rareté de ce procédé d’exception, et subissant une pression diplomatique motivée par les avancées du droit international dans le domaine, l’exécutif français a réussi à contourner cette impasse, en rendant des restes humains à leurs propriétaires légitimes par des prêts de cinq ans renouvelables. Pour le Parlement, c’était un coup de force de l’exécutif, menaçant la mise en place d’une situation inconstante de “fait du prince” en matière de restitutions. Alors, la loi-cadre adoptée en 2023 a pour objectif de faciliter la restitution des restes humains appartenant aux collections publiques à des États étrangers, par la création d’une dérogation au principe d’inaliénabilité.
En s’attelant à un objet d’étude si sensible par le prisme des sciences sociales, Gabriel Fabre a rappelé un enjeu majeur et évident expliquant la complexité juridique et politique du traitement de ces restes humains : celui de la justification de la valeur de ces restes, selon qu’ils soient réifiés en objet d’étude historique et culturel, ou considérés comme “reste” de la personne qui a autrefois été. Il le rappelle : “[ces restes sont] collectés car répondant à un intérêt historique, artistique, archéologique, scientifique ou technique”, or cet intérêt est relatif à la personne procédant à la collecte. Pour une autre, appartenant à la communauté subissant cette collecte, ces restes relèvent de leur héritage culturel voire rituel ou religieux ; ils doivent être traités avec respect, dans un lieu spécifique désigné par ladite communauté.
Il est difficile d’ignorer le contexte de domination coloniale expliquant la présence d’une majorité de ces restes humains au sein des collections françaises. Gabriel Fabre reprend les termes de Marie Brualla, décrivant les conditions d’acquisitions de spécimens anthropologiques au XIXe siècle : “une entreprise parfaitement légitimée par la nécessité de faire progresser la science et la connaissance de l’Homme, de la Nature et du monde, et ce, pour les Européens, afin d’y assurer plus efficacement et plus légitimement leur domination”. Cette recontextualisation nécessaire, inscrivant indéniablement cette collecte dans un rapport déséquilibré et souvent violent, mène le chercheur à remettre en question la persistance de l’intérêt scientifique dans notre rapport universaliste aux objets, aux restes humains, voire même au patrimoine. En cela, il invite toute personne intéressée à se pencher sur la loi actuellement en discussion, visant à faciliter similairement la restitution d’objets collectés pendant la période coloniale française.
A l’heure où les génocides et l’effacement forcé d’identités culturelles restent un sujet d’actualité, les deux conférences de cette assemblée générale prouvent que des avancées significatives sont possibles, dès lors que le droit est appliqué de la même manière pour toutes et tous.