Un siècle de diplomatie culturelle
Par Denise Vernerey-Laplace
La première archéologie européenne est diplomatique et consulaire, héritière des voyages de formation en Italie, en Grèce et des sociétés savantes. L’Angleterre connait au XVIIIème siècle un grand essor culturel ; en 1734 Francis Dashwood (1708-1781) de retour d’Italie fonde à Londres les Dilettanti, société dont les travaux de plus en plus « savants » sont la source des premières publications d’archéologie grecque dont les travaux du peintre Dalton sur les monuments et les sites publiés par Lord Charlemont en 1751. En 1744, avec son camarade Dilettante, le comte de Sandwich, Dashwood fonde le Divan Club consacré à l’archéologie byzantine qui ne sera actif qu’un an à Constantinople[1].
Au tournant du XIXème siècle, du côté français, la campagne d’Égypte (1798-1801) inscrit la recherche savante au cœur de la géopolitique. 167 savants, ingénieurs et artistes, membres de la Commission des sciences et des arts accompagnent l’armée du Directoire. On connait la suite : création de l’Institut d’Egypte, publication de la revue la Décade égyptienne et en 1802 du célèbre Voyage dans la Basse et Haute Égypte de Vivant Denon. Symbole de la problématique à venir, la Pierre de Rosette embarquée par les Français est saisie en mer par les Britanniques et emportée au British Museum. C’est une copie qui permet à Champollion de décrypter les hiéroglyphes.
La translocation des marbres Elgin s’inscrit d’emblée dans un contexte tout autant savant que géopolitique.
Le temple des dieux, le temple d’Athènes
« La statue de la déesse est d’or et d’ivoire…. Au reste, ce n’est pas seulement la ville qui est sous la protection de Minerve, c’est tout le pays. »
Pausanias, Voyage de l’Attique, Livre I[2].
Mais pour comprendre l’ampleur des enjeux, il convient d’adopter une démarche « archéologique ». Rien ne se connait si bien qu’en aval de toute source avérée…
Athènes au Vème siècle est dirigée par Périclès ; la constitution de Clisthène vient d’inscrire la cité dans l’histoire de la démocratie. C’est dans ce climat politique, juridique, social que l’architecte Phidias conçoit et dirige la construction et le décor d’un temple dédié à Athéna, déesse tutélaire de la cité, au culmen de l’Acropole qui se pare d’une nouvelle entrée, de nombreuses statues et monuments. Parmi eux, le temple du Parthénon, son décor sculpté et peint fait l’objet d’un soin très particulier. Les frontons, la frise et les métopes, œuvres du sculpteur Phidias, célèbrent les divinités tutélaires de la cité, son passé mythique et glorieux, tout autant que l’harmonie du corps social. Les plaques des métopes illustrent les combats mythiques entre les centaures et les dieux, symbole du triomphe de la Grèce sur la barbarie. La frise, longue de 160 mètres reproduit la fête des Panathénées, célébrées une fois l’an à la gloire d’Athéna. Le fronton est illustre la naissance d’Athéna, surgissant du crâne de Zeus ; le fronton ouest la querelle d’Athéna et d’Héphaïstos pour qu’Athènes leur soit attribuée. Au centre du naos jaillit la statue chryséléphantine d’Athéna, armée, casquée. Temple politique, trésor de la cité, autant qu’édifice religieux, donc.
Il n’est point ici temps de s’attarder sur l’harmonie des proportions architecturales, la finesse du ciseau des sculpteurs, la délicatesse des peintres[3]… Mais surtout de relever l’instant unique où un peuple entre en démocratie, rejette la barbarie des combats mythiques, adopte l’harmonie. Il a été fait sur l’Acropole un bien triste sort à ces valeurs…
Lorsque les Ottomans s’installent dans la ville, ils édifient une mosquée au centre de la cella dévastée. Au XVIème siècle, Athènes est bombardée par les Vénitiens, un obus fait exploser le Parthénon ; colonnes, figures de marbres sont à terre. Athènes n’est plus dans Athènes…
Paradoxalement ces paysages de ruines attirent bien davantage que les édifices préservés… La ville est alors l’étape obligée sur la route des ambassades européennes à Constantinople. Celle du marquis de Nointel diligenté à la Sublime Porte par Louis XIV en 1675, du comte de Choiseul-Gouffier mandaté par Louis XVI en 1782.
En 1801, la Couronne britannique envoie Lord Elgin à Constantinople. Il entend lui aussi « étudier » le Parthénon et lors de son escale en Sicile, embauche le peintre Gianbattista Lusieri qu’il installe avec ses aides à Athènes. Retenu à Constantinople par sa fonction, Elgin ne revient qu’en 1802. La mission « scientifique » de Lusieri, se heurte dès le début à des problématiques de terrain, à l’état des marbres antiques qui rend le travail des dessinateurs difficile, le moulage des métopes et des plaques de frise impossible : les échafaudages auraient autorisé une vue plongeante sur les femmes turques vivant dans les maisons ottomanes blotties dans les ruines de l’Acropole… Néanmoins, dès février 1801, pour cinq guinées par jour, le vieux disdar – gouverneur d’Athènes – accorde à Lusieri un premier firman – l’autorisation administrative de dessiner les monuments. En mai 1802, les beaux-parents d’Elgin, Lord et Lady Nisbet, de passage à Athènes, visitent le chantier et écrivent à leur gendre qu’un excellent travail étant déjà accompli, il faut obtenir un firman définitif pour poursuivre ! Hunt, le chapelain de Elgin, rédige un mémorandum préparatoire en italien ; le texte n’est pas très clair et on jouera sur ses ambiguïtés. S’agit-il, entre autre, de « fouiller et emporter » ou d’« emporter en fouillant ? »… Lusieri retient la première interprétation, la plus extensive, celle que préfèrent également les Ottomans redoutant que les Français ne s’emparent des marbres. Lorsqu’il quitte son ambassade en 1803, Elgin obtient l’autorisation de rapporter les sculptures contre une somme astronomique.
En septembre 1802, Lusieri écrit à Elgin : « J’ai le plaisir, My Lord, de vous annoncer que nous possédons maintenant la huitième métope, celle avec le Centaure portant la femme. Elle nous a causé beaucoup de problèmes et j’ai été obligé d’être un peu barbare. »… Durant l’été et l’automne 1802, deux autres métopes et six dalles de la frise sont descellées. Au total plus de 200 caisses quittent la Grèce par bateaux[4]. Un envoi continu de cadeaux divers à l’administration turque a cultivé sa bienveillance. Mais en 1803, l’ambassadeur qui succède à Elgin refuse de demander le renouvellement du firman, et écrit au consul britannique à Athènes, Logotheti, que l’on ne doit plus prendre aucune statue ou colonne sur les monuments. Le voïvode – gouverneur – d’Athènes interdit les fouilles en Attique. Mais le mal est fait. Trois ans plus tard, il reste encore quarante caisses de marbres au Pirée. Leur retour est émaillé de péripéties néfastes, naufrages, attaques… Dès l’arrivée des caisses à Londres, Lord Elgin est accusé de vol, d’extorsion.
Après avoir exposé sa collection dans sa demeure de Park Lane, Elgin, ruiné par les fouilles et le retour des sculptures, convainc le parlement anglais de lui acheter ses marbres. Une commission se réunit pour considérer leur origine. A cette occasion, on demande à Hunt pourquoi il a fait élargir le champ d’application du firman ; le chapelain d’Elgin répond qu’il a voulu sauver les sculptures du Parthénon, endommagées et lacunaires… En 1806, le Parlement accepte d’acheter les marbres destinés au British Museum. Le musée désigne un comité de réflexion, présidé, à la grande déception d’Elgin, par Richard Payne Knight et son disciple Lord Aberdeen ; or les deux hommes s’évertuent depuis plusieurs années déjà à prouver que le Parthénon est en vérité une œuvre romaine commanditée par l’empereur philhellène, Hadrien… Furieux de ce choix qui le désavantage, Elgin consulte son ancien secrétaire particulier, William Richard Hamilton, à présent secrétaire permanent au Foreign Office, afin decourt-circuiter le comité Knight. Lord Hamilton suggère au chancelier de l’Échiquier, Nicholas Vansittart, d’en appeler à une commission d’enquête parlementaire de la Chambre des Communes. L’idée n’est plus de négocier l’achat des marbres, mais d’étudier la façon dont ils ont été acquis et de conclure si, et à quel prix, l’Angleterre peut les acheter. Mais au lendemain de la défaite de Waterloo, la date est peu favorable, la notion de « restitution » s’insinue dans le droit et dans les consciences. La discussion est donc repoussée à l’année suivante. Cependant, Louis Ier de Bavière dépose dans une banque londonienne une somme destinée à acheter les marbres si le gouvernement anglais les refuse, à destination de son fils, Othon 1er nommé roi de Grèce en 1822. La discussion financière est âpre, Lord Elgin assuré du soutien du Prince-Régent demande que les marbres lui soient achetés au prix qu’ils lui avaient coûté, plus les intérêts, soit 74 240 livres. William Richard Hamilton confirme les déclarations d’Elgin et propose une estimation à 60 000 livres. Richard Payne Knight qui continue à soutenir que les marbres sont en réalité d’époque romaine avance 2500 £. Finalement, Lord Aberdeen propose une évaluation un peu supérieure, 35 000 £, qui est acceptée. S’interrogeant alors sur les modalités d’acquisition des marbres, la commission statue que le gouvernement ottoman a donné l’autorisation aux fouilles et aux transferts. Néanmoins, elle considère que Lord Elgin a agi en tant qu’ambassadeur, à titre privé, donc il n’a pas engagé la responsabilité du gouvernement. Débats et conclusions étant publiés le 25 mars 1816, une loi est votée par le Parlement britannique le 11 juillet 1816 ; par 82 votes pour et 30 contre, les marbres deviennent la propriété de l’État britannique et entrent au British Museum.
Les cadres politiques, scientifiques et juridiques ainsi ébranlés, l’intérêt pour l’archéologie ne faiblit point avec la guerre d’Indépendance de la Grèce en 1821. À Rome un Institut de correspondance archéologique ouvre aux savants et chercheurs en 1829, l’École française d’Athènes est fondée en 1846.
Depuis lors, le transfert du régime d’acquisition des marbres du droit public vers le droit privé est la pierre angulaire du litige entre Grecs et Britanniques. Au lendemain de l’indépendance grecque, la diplomatie britannique refuse une première fois le retour des marbres Elgin, au motif qu’ils n’ont pas été prélevés en vertu du droit au butin mais acquis dans le cadre d’une transaction commerciale privée. En 1963, le British Museum Act déclare irréfragable la propriété des marbres par l’état britannique. Depuis lors, la Grèce ne cesse de réclamer la restitution des marbres et le Royaume-Uni ne veut pas en entendre parler…
Les marbres du Parthénon et la notion de restitution
En matière de restitution d’œuvres d’art, le droit international est balbutiant jusqu’au XIXème siècle. Depuis l’Antiquité jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, c’est le « droit au butin » qui est appliqué : la saisie de biens culturels par le vainqueur d’un conflit armé est dans les usages, ses limites étant d’ordre politique et non juridique. Mais en 1815, le Congrès de Vienne impose à la France le retour d’une large partie du patrimoine italien enlevé par les armées napoléoniennes. Les chevaux de Saint-Marc, déplacés à Paris en 1797, retournent à Venise[5]… Il devient par la suite courant d’inclure des clauses de restitution dans les traités de paix. Le principe est généralisé en 1954 par la Convention de La Haye, puis en 1970 par la conférence de l’Unesco relative aux transferts illicites de bien culturels.
Les marbres Elgin n’existent pas !
L’affaire traîne à travers le XIXème siècle pour se réveiller au XXème siècle. Le schéma de la restitution va-t-il se réaliser ? En 1981, la chanteuse Nana Mouscouri, alors ministre de la Culture grecque, interpelle l’Angleterre et réclame le retour des marbres ; la ministre martèle devant les étudiants d’Oxford en 1986 « Les marbres Elgin n’existent pas ! ». Depuis, la Grèce ne cesse d’entretenir la flamme de la restitution. Dialogue de sourds… L’Angleterre objecte que la Grèce ne saurait conserver ces sculptures insignes, tant le musée de l’Acropole est vétuste. La ministre grecque réactive le chantier de construction du musée de l’Acropole par les architectes Bernard Tschumi et Michael Photiadis ; inauguré le 20 juin 2009, une aile du musée demeure vide en l’attente des marbres. L’argument anglais est sitôt relayé par des considérations romantico-climatiques : ces marbres créés pour le soleil grec s’étiolent dans le fog anglais… On en revient aux arguments de Chateaubriand et de Lord Byron accusant les Anglais d’avoir transporté les dieux sur la « terre du nord », dans un « climat odieux »…[6] La frise du Parthénon, argumentent encore les britanniques, appartient de fait au patrimoine de l’humanité ; le British Museum et ses 6 millions de visiteurs annuels est donc un écrin plus digne d’elle que le musée de l’Acropole dans la pollution athénienne. Athènes rétorque que ces chefs-d’œuvre sont constitutifs de son identité… Depuis 1987, à chaque conférence du Comité Intergouvernemental de l’Unesco pour la Promotion du Retour des Biens Culturels, la Grèce présente la même requête[7].
Londres affirme que Lord Elgin a négocié avec l’autorité compétente de l’époque, l’occupant ottoman. Athènes répond que ledit empire ne représentait pas son peuple. Londres répète qu’Elgin a agi en toute légalité. Athènes oppose des recherches récentes montrant que le diplomate n’obtint qu’un prêt ; certains parlant dès lors de « pillage ».
La Grèce choisit en définitive une transaction à l’amiable : plutôt qu’un recours à la voie juridique elle renonce en 2000 à exiger la propriété des sculptures et ne réclame plus que leur retour. Georges Papandréou propose même aux Britanniques l’envoi de pièces inédites en compensation. En 2013, Irina Bokova, directrice générale de l’Unesco s’adresse officiellement à la ministre de la Culture britannique et au directeur du British Museum pour initier un processus de médiation entre le Royaume-Uni et la Grèce.
Une querelle internationale
Quoiqu’on ait en ces lieux chargé ton nom des haines
D’un peuple renaissant, crains de les avouer,
L’Europe à tes remords pourroit les dévouer
Lord Byron, Chylde Harold, 1813, chant XIII.
Tenté de porter l’affaire devant les juridictions internationales, le gouvernement hellénique, affaibli par la crise de la dette, finit par y renoncer en 2015. Mais le redressement de son économie l’encourage à espérer que la Cour internationale de Justice de La Haye et la Cour européenne des droits de l’homme soient saisies de la question de leur restitution. En vain. Une proposition de médiation de l’Unesco est écartée par le Royaume-Uni en 2015.
Néanmoins une prise de conscience s’amorce : le député Mark Williams, du parti des Libéraux-Démocrates gallois, dépose au Parlement le 11 juillet 2016 une proposition de loi visant à « prendre des mesures pour le transfert de propriété et le retour à la Grèce des frises du Parthénon – ou marbres d’Elgin – acquises par le Royaume-Uni en 1816, et pour amender en conséquence le British Museum Act 1963. »
En janvier 2019 le directeur du British Museum, Hartwig Fischer, déclare inopinément au quotidien grec Ta Nea que la prise des marbres Elgin a été « un acte créatif » et assène : « … vous pourriez bien sûr, être attristé par le fait que l’environnement orignal des statues a disparu. Pourtant, lorsque vous déplacez un héritage culturel dans un musée, vous le déplacez ailleurs. Mais ce changement est également un acte créatif. » Le ton monte. George Vars, secrétaire général de l’Association Internationale du Pirée pour la réunification des statues du Parthénon, juge les propos de Hartwig Fischer d’un « révisionnisme historique arrogant et stupéfiant ». La ministre de la Culture grecque poursuit : « Il est regrettable d’entendre cela de la part du directeur du British Museum, historien de renom. Ses remarques dégradent un héritage culturel d’une valeur universelle inestimable à une simple vente en bourse. » Elle demeure néanmoins confiante « Il ne s’agit pas de vider les musées du monde ! Il est même plutôt flatteur d’avoir une représentation de l’art grec dans les plus grands établissements culturels du monde. Mais ces marbres- là sont uniques… ». Les consciences semblent s’éveiller aux restitutions : bravant une loi anglaise qui stipule l’interdiction pour le British Museum de rendre les marbres à son pays d’origine, le leader du parti travailliste, Jeremy Corbyn, déclare qu’il rendrait les sculptures à la Grèce, si son parti est élu aux prochaines élections. Certes rallier les musées internationaux à la cause grecque n’est pas chose évidente…
Marbres Elgin, indépendance et pandémie…
Ces dernières années, les occasions politiques de réclamations se précipitent : commémoration de l’Indépendance grecque, pandémie, Brexit… Archéologie et politique entrecroisent une fois encore leurs intérêts.
A l’approche des célébrations commémorant l’indépendance grecque, la querelle est relancée.
Élu en juillet 2019, le premier ministre Kyriakos Mitsotakis a officiellement demandé que ces frises soient prêtées à Athènes pour les célébrations du 200ème anniversaire de l’indépendance grecque en 2021.
Le récent Brexit fournit un espoir au gouvernement d’Alexis Tsipras. Theresa May ayant cruellement besoin d’alliés en Europe et les Grecs représentant un appui non négligeable au Parlement européen. Le Times interroge : « Faut-il restituer les œuvres culturelles datant de l’époque coloniale ?[8] » et rappelle : « Même à l’époque, des Britanniques ont pesté contre cet achat, conclu en apparence avec l’aval des seigneurs ottomans, bien que les autorisations aient été perdues[9]. »
Enfin, à l’occasion de la réouverture du site, fermé en raison du C19, la ministre grecque de la Culture, Lina Mendoni affirme dans un communiqué. « La réouverture des sites archéologiques (…) est l’occasion pour les comités internationaux soutenant la restitution des marbres du Parthénon de réaffirmer leur demande incessante et celle du gouvernement grec d’un retour définitif des marbres dans leur patrie ». L’Association internationale pour la réunification des sculptures du Parthénon a donc envoyé le 21 mai, Journée mondiale de la Culture, une lettre au ministère grec de la Culture, proposant de renouveler une pression coordonnée sur le British Museum.
Aujourd’hui, c’est sous l’égide de l’Unesco qu’une nouvelle campagne de mobilisation voit le jour. Elle vise à ramener ce trésor emblématique de l’art hellénique à Athènes. Ioannis Maronitis, président de la section de l’Unesco, qui possède ses bureaux au Pirée, a légitimé cette nouvelle demande : « Les Grecs, mais pas seulement, tous les citoyens du monde sensibles aux questions de justice et de patrimoine doivent soutenir le retour des frises du Parthénon. « Les marbres d’Elgin n’appartiennent pas à la Grèce – ils nous appartiennent) nous tous » clame le critique d’art du Telegraph, Alastair Sooke[10].
Car la problématique est de fait devenue internationale : dans un climat général de « restitutions », initié par le président Macron et confirmé par le rapport des universitaires Sarr-Savoy en 2018, le Bénin réclame des bronzes à la France et obtient leur restitution[11].
De nombreux musées redoutent de devoir rendre les œuvres d’art étrangères. Une délégation chilienne en provenance de la petite île de l’océan Pacifique est venue à Londres réclamer la restitution du Hoa Hakananai’a, un moaï dérobé par les Britanniques en 1868[12]. Le 26 novembre 2021, Michel Guerrin résume dans les colonnes du Monde : « Derrière la polémique des marbres du Parthénon, c’est une question bien plus vaste qui est soulevée. Les Britanniques craignent qu’en décidant de rendre à l’État grec ces sculptures, les demandes de restitution se multiplient[13]. »
Tous ces appels ont été catégoriquement repoussé par Boris Johnson la semaine dernière. « Le gouvernement britannique a une position ferme depuis longtemps sur ces sculptures : elles ont été acquises légalement par Lord Elgin, conformément aux lois en vigueur à l’époque [14]»
Sous les ors du Palais du Louvre
Que penser des fragments sculptés du Parthénon conservés au musée du Louvre, la « Plaque des Ergastines », la métope, la « Tête Laborde »[15] ? La position de Paris demeure modérée, on préfère à l’occasion, organiser une exposition titanesque[16]. À l’occasion des commémorations de 1821 la Grèce a demandé à Paris en 2010 de lui prêter un fragment des Panathénées. Le Musée du Louvre précise : le morceau de frise a été trouvé au pied du Parthénon en 1788 par Louis François Sébastien Fauvel, diplomate français et archéologue amateur auquel le comte de Choiseul-Gouffier l’a acheté très régulièrement en 1784. Les marbres ont été saisis à Marseille par les soldats de la Révolution française. Mais, l’affaire redevient ici délicate : le comte était alors ambassadeur de France auprès de Constantinople, il a donc acheté cette œuvre d’art à l’occupant. Le même occupant turc qui a vendu à Lord Elgin, en 1806, une vaste série de fragments, dont la Grèce réclame la restitution…
Et que penser, surtout, de la métope N7 ?
À Londres les caisses « Elgin » qui arrivent de tous les ports sont regroupées sur Park Lane dans la résidence du diplomate qui se rend fréquemment aux Customs House pour les formalités de douane et découvre un jour une partie de la collection Choiseuil-Gouffier que Fauvel avait rassemblée pour son patron. En 1807, la caisse qui contient la métope N7 est à bord de la frégate française que les britanniques détournent vers Londres sur l’ordre de l’amiral Nelson[17]. Considérés dans un premier temps comme « parts de prise » des marins (récompense pour la capture d’un vaisseau ennemi), les caisses sont oubliées à la Custom House. Lord Elgin propose de les rendre à leur propriétaire, Choiseul-Gouffier ou…à lui-même ? En définitive, il les récupère et la métope N7 se retrouve dans sa collection ! Dans le temps, elle a appartenu au peuple grec, aux vénitiens, aux français, aux ottomans, au comte de Choiseuil-Gouffier, puis à Lord Elgin… Surmontant les aléas de l’histoire, tous indignes du Parthénon, n’est-il pas l’heure de la rendre, elle au moins, à sa terre d’origine ?…
Par-delà, le décor sculpté du Parthénon entretient depuis sa création une relation intime avec le mythe[18]. A la pensée mythique, il emprunte la polysémie de son champ d’étude, son ampleur, de l’Antiquité à nos jours : religion, mythe, société, politique, diplomatie, art, sciences, archéologie, droit, géopolitique, les différents codes s’emboîtent les uns dans les autres, sans que nous parvenions à aucune conclusion synchrone. La polyphonie de ces discours emprunte à l’équivoque, à l’ambigu, à l’utopie au sens où l’entendait l’anglais Thomas Moore. U-topos, « sans lieu ». Les marbres du Parthénon sont « utopiques, ils n’appartiennent à aucun lieu mental. Et en ce sens ils sont tous à l’humanité toute entière.
Denise VERNEREY-LAPLACE
Centre Georg SIMMEL-EHESS/CNRS
Borne interactive « Parthénon », Le Louvre, 1987.
[1] Le sérieux du travail de Dashwood aboutit à son élection en tant que Fellow de la Royal Society (FRS) en juin 1746, et comme membre de la Société des Antiquaires de Londres (FSA) en juin 1769, de la Royal Society of Arts en 1754.
[2] Pausanias, Voyage historique, pittoresque et philosophique de la Grèce, traduit par l’abbé Gedoyn, Nouvelle éd. Livre 1, p. 171.
[3] Frank Brommer (Hrsg.):Die Parthenon-Skulpturen : Metopen, Fries, Giebel, Kultbild. Mainz-am-Rhein, von Zabern, 1979.
[4] Au total, Lord Elgin fit enlever de l’Acropole d’Athènes par Lusieri, de 1801 à 1805 : 12 statues des frontons, 156 dalles de la frise, 13 métopes, la frise du temple d’Athéna Niké et une cariatide, avant que les Turcs y interdisent tous travaux.
[5] En 1866, le traité de Vienne, par lequel l’Autriche cède la Vénétie à l’Italie, exige de même le rapatriement dans la Cité des Doges du patrimoine vénitien transféré dans les musées de la capitale autrichienne.
[6] Lord Byron, Chylde Harold, 1813, chant XV.
[7] Journal des Arts, jeudi 25 Novembre 2021.
[8] Courrier International, 20/02/2020. Controverse. Faut-il restituer les œuvres culturelles datant de l’époque coloniales ?
[9] Times, novembre 2021.
[11] Rapport rendu au Président de la République, le 23 novembre 2018.
[12] Le Figaro Culture, Le 8 septembre 2018. Après le retour d’antiquités en Irak, le British Museum va-t-il rendre une statue de l’Île de Pâques ?
[13] Voir Neill Mac Gregor, A Monde nouveau, nouveaux musées, Musée du Louvre, Cycle de conférences, 15 au 29 novembre 2021.
[14] Ta Nea, quotidien grec.
[15] Bloc sculpté de la frise continue est du Parthénon : procession de la fête des Grandes Panathénées, dite « Plaque des Ergastines ». Acropole d’Athènes, entre 445 et 438 av. J.-C. Marbre du Pentélique. H. 96 L. 207 cm. Ancienne collection Choiseul-Gouffier, 1784 saisie révolutionnaire, 1792. Département des Antiquités grecques, étrusques et romaines, MR 825 (Ma 738).
[16] Alain Pasquier et Jean-Luc Martinez, 100 chefs-d’œuvre de la sculpture grecque au Louvre , Paris, musée du Louvre éditions/ Somogy éditions d’art, 2007.
Le récent récolement des œuvres précise qu’il s’agit là d’une « saisie révolutionnaire », que l’œuvre a appartenu à la collection du marquis de Choiseul-Gouffier où elle fut saisie en 1789. Elle est arrivée au musée en 1798 et a été « acquise » en 2001. Pop.culture.
[17] Septième métope du côté nord du temple.
[18] J.-P. Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, François Maspéro/Fondations, 1974.