Les missions de recherches de provenance au prisme des régions

Par Hélène Ivanoff, membre d’Astres et vice-présidente du Collectif Pluridisciplinaire de Recherche de Provenances

À la suite de la mission pionnière menée au musée des Beaux-Arts de Rouen sous la tutelle de la Métropole Rouen Normandie à partir de janvier 2023 sur deux périodes de 8 mois, d’autres musées en France ont développé à partir du printemps 2024 des projets relevant les mêmes défis, sous la tutelle de la Mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 (M2RS), du service des musées de France (SMF) et des directions régionales des affaires culturelles (DRAC). 

Leur objectif est de faire la clarté sur la provenance des collections, grâce à de nouveaux financements accordés par le ministère de la culture aux collectivités territoriales. Une douzaine de projets ont ainsi été élaborés à ce jour depuis mars 2024. Cette prolifération des missions de recherches en régions a conduit à la professionnalisation de ces activités de recherche, exercées le plus souvent par des chercheurs indépendants, externes aux institutions muséales.

Dans un contexte institutionnel en mutation avec la préfiguration de la mission « Provenance » du service des musées de France – Ministère de la culture mise en place au début de l’année 2024 et au sein d’un cadre législatif renouvelé avec l’adoption de la loi du 22 juillet 2023 instaurant une dérogation au principe d’inaliénabilité en cas de spoliation due aux persécutions antisémites, les musées de France se sont lancés dans des recherches de provenance proactives en régions. 

Dans un premier temps, elles ont concerné principalement les collections européennes acquises depuis 1933 et s’étendent progressivement aux collections extra-européennes issus de contextes coloniaux. Rappelons qu’en ce domaine, la loi-cadre visant à faciliter les restitutions de biens culturels n’en est qu’au stade du projet, présenté cet été par la Ministre de la Culture et proposé à l’étude du Sénat, dans un contexte parlementaire instable et peu favorable à la prise de décision.

Les recherches de provenance ont le vent en poupe dans nos régions

Le ministère de la Culture a dégagé 120 000 € en 2023 qui ont permis de financer des projets de recherche de provenance pour la période 1933-1945 dans quatre régions pilotes en 2024 : Auvergne-Rhône-Alpes (AURA), Centre-Val de Loire, Grand Est et Ile-de-France. En mars 2024, sous la tutelle de la DRAC, la région AURA a ainsi proposé une mission de recherches portant sur les collections de plusieurs musées (le musée d’art et d’archéologie de Valence, le musée des Tissus et des arts décoratifs de Lyon, le musée de Grenoble, le musée du monastère royal de Brou et le musée des Beaux-Arts de Lyon). Fin mai 2024, le musée Carnavalet au sein de Paris-Musées sollicitait la candidature d’une chercheuse pour étudier ses collections en coopération avec la M2RS. En juillet 2024, le ministère de la Culture et la ville de Strasbourg lançaient une mission d’évaluation de la provenance (période 1933-1945) et de recherche concernant les collections du musée des Beaux-Arts et du Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg. Un projet concernant les collections asiatiques du musée Pincé à Angers faisait aussi partie de ce premier volet.

En 2024, le service des musées de France a consacré un budget de 200 000 € à ces missions qui ont permis d’étendre ces recherches à d’autres musées et régions en 2025. Pour l’année 2025, le budget dégagé s’annonce équivalent pour des missions qui se poursuivront en 2026. Le musée d’Art et d’Histoire à Dreux et le musée d’art Roger-Quillot à Clermont-Ferrand en mars 2025, le musée Fabre à Montpellier en avril 2025, le Panoptique d’Autun – musée Rolin en mai 2025 ont pu par exemple grâce à ces financements faire appel à des chercheurs de provenance. La DRAC Auvergne-Rhône-Alpes a quant à elle de nouveau proposé une mission d’étude dans quatre musées de la région dans le prolongement des recherches entreprises en 2024 : le musée Anne de Beaujeu de Moulins, le musée Mandet de Riom, le musée Crozatier du Puy-en-Velay et le futur musée d’histoire et du thermalisme de Vichy. 

Durant l’été 2025, de nouveaux musées ont recherché des spécialistes capables d’établir la provenance de leurs collections : après Carnavalet, le Petit Palais – Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris au sein de Paris Musées et le Palais des Beaux-Arts de Lille, ainsi que l’établissement public du musée d’Orsay et de l’Orangerie avec un appel d’offre sans précédent conçu sur les quatre années à venir. Le Musée d’art et d’archéologie du Périgord a également sollicité une prestation de recherche sur les principaux donateurs de collections extra-européennes. En septembre 2025, des missions ponctuelles ont aussi été proposées au niveau local, par exemple par le musée Labenche à Brive sur l’un de ses conservateurs.

Les risques de chavirements

Si les recherches de provenance ont le vent en poupe, les risques de chavirements sont réels pour les chercheurs et les institutions concernés. Proposés simultanément, dans des délais assez brefs, avec des projets de grande ampleur cet été, les appels d’offre sont d’une grande variété : de l’audit des collections consistant à identifier des collections à risques aux recherches de provenance approfondies correspondant à l’établissement de fiches de provenance détaillées sur des œuvres, des études portant sur des collections à des recherches consacrées à des œuvres spécifiques ou à des donateurs et conservateurs, de l’appel d’offre des marchés publics en prestations de service à la proposition de contrats temporaires, du travail collaboratif en équipe à la demande explicite de confier les recherches à une personne individuelle. 

Cette richesse atteste certes d’une dynamique en marche et de la diversité des attentes, mais trahit aussi parfois une méconnaissance des conditions d’exercice de la recherche de provenance. Les cahiers des charges, établis en dernier ressort au sein de chaque collectivité territoriale par l’institution muséale concernée, ne sont pas toujours en adéquation avec le type de recherches de provenance à mener. Certaines missions sont très courtes, quelques mois, alors qu’il est bien connu des chercheurs de provenance qu’il faut souvent plusieurs semaines pour obtenir des dérogations, voire tout simplement accéder à la consultation de fonds spécifiques. Des chercheurs individuels peuvent se voir confier des corpus importants, dépassant le millier d’œuvres, et imposer des obligations de présence sur l’institution. Elles sont utiles pour la concertation avec le personnel interne mais en tension avec les nombreux déplacements nécessaires pour se rendre dans les archives, dont une majeure partie est localisée en Ile de France, pour ce qui concernent les spoliations et les transactions de vente. 

Il ne faudrait pas sous-estimer les exigences de la recherche de provenance en laissant croire qu’elle a toujours été pratiquée dans les musées français. En effet, elle ne se limite pas à la documentation des collections mais nécessite la description des circonstances d’acquisition et des contextes de spoliation à partir de faits historiques identifiés. Ceci implique une connaissance approfondie des archives et de la littérature spécialisée de l’histoire coloniale ou de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, de l’histoire de l’anthropologie, de l’ethnologie ou encore de l’archéologie, selon les collections étudiées. Loin d’être un détective à la recherche d’indices et ne se bornant pas à identifier les anciens propriétaires, le chercheur de provenance est un historien confronté à la critique des sources, partielles et partiales, à partir desquelles il délivre des rapports de recherche argumentés que les commanditaires peuvent étudier pour décider d’une éventuelle restitution à des ayants-droits spoliés.

Tenir le cap

Si l’investissement des musées en régions est réel et tout à l’honneur de la politique culturelle actuelle engagée dans les régions, il reste à prouver que le problème des provenances est effectivement pris au sérieux, après avoir été laissé pendant tant d’années dans l’ombre. L’un des enjeux est l’intégration des résultats de recherches dans les bases de données, qui n’ont pas toujours de rubrique prévue à cet effet et la mutualisation des résultats de recherches issus de missions dispersées dans l’ensemble des institutions muséales, pour faire progresser les connaissances globales sur les spoliations. Trop souvent confondue avec les opérations de récolement ou de post-récolement, la recherche de provenance apporte des connaissances très précises relatives aux modalités d’acquisition de corpus délimités : elle mérite un traitement autonome.

Bien que le ministère de la Culture en ait une vision d’ensemble, les résultats produits localement paraissent circonscrits à la lorgnette de chaque institution muséale. Engagés par des clauses de confidentialités, les chercheurs de provenance n’ont pas toujours la possibilité de les publier ou de les communiquer eux-mêmes. Ces connaissances ont cependant un intérêt pour tous les spécialistes travaillant sur les mêmes acteurs ou les mêmes collections. En outre les recherches de provenance ne concernent évidemment pas seulement les institutions publiques françaises, qui font preuve d’un grand effort de clarification des provenances de leurs collections par ces missions en régions, une grande partie des biens spoliés se trouvent aussi en main privée. À ce titre une centralisation et un recensement des rapports de recherche au niveau national seraient bénéfiques et pourraient aussi garantir le respect de la propriété intellectuelle due à toute recherche scientifique. 

Alors que les musées parisiens bénéficient pour certains de chercheurs de provenance attitrés (Musée du Louvre, Musée de l’Armée, Musée d’Orsay, Paris Musées, Cité de la Musique – Philharmonie de Paris, Musée du quai Branly-Jacques Chirac et depuis peu Musée Guimet), les musées en région s’appuient quant à eux sur les conservateurs, documentalistes et gestionnaires de base de données en place. Extrêmement compétents et polyvalents, ils possèdent un savoir précieux sur les collections, pour accompagner des experts sollicités pour des missions de recherche de provenance de courte durée. La coopération avec les équipes des musées et l’accès aux ressources internes sont primordiaux pour le succès des recherches de provenance, tout comme la définition en amont des recherches à mener qui doit être établie par des spécialistes du sujet.

En somme, la multiplication des missions en région témoigne de la prise en considération récente de ce nouveau champ de recherches par les institutions publiques et implique une professionnalisation du métier. Que la recherche de provenance s’effectue en interne sur des postes dédiés ou en externe par le recours à des spécialistes expérimentés dans ce champ de recherches, le savoir qui en résulte demande encore à être unifié, centralisé et mis à la disposition de l’ensemble de la communauté scientifique. Si l’échelle régionale est capitale pour s’adapter aux structures et aux budgets différenciés des musées, l’horizon gagnerait dans une perspective nationale à être élargi au-delà du domaine public et du territoire français, où la recherche de provenance est pratiquée depuis plusieurs années.

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