Des recherches de provenance pionnières au musée des Beaux-Arts de Rouen

Par Marie Duflot, Hélène Ivanoff, Denise Vernerey-Laplace, Centre Georg Simmel, EHESS

Sous le régime nazi, des milliers d’œuvres ont été arrachées à leurs propriétaires – juifs le plus souvent – au contexte légal de leur appartenance. Volées à des particuliers, des galeries, à certains musées ou vendues sous la contrainte. Ces œuvres ont été translocalisées, elles ont circulé sur le marché de l’art parisien sous l’Occupation ou fait l’objet de transactions occultes. Les dignitaires nazis ont collecté les plus belles pour leurs collections, voire leur musée – tel Hitler pour son projet de musée à Linz, sa ville natale. Certaines ont été retrouvées après la Libération dans des caches en Allemagne et dans les pays d’Europe occupés. D’autres sont redécouvertes aujourd’hui encore dans les collections privées ou publiques des musées ou dans des demeures de particuliers à Paris, en Europe centrale, jusqu’aux États-Unis, en Argentine et au Japon.

La recherche de provenance est née de la nécessaire prise en charge de ces œuvres “spoliées”, elle s’est révélée une urgence dès la Libération. Mais passés les premiers grands mouvements du retour des œuvres, l’Europe s’est concentrée davantage sur sa reconstruction économique et politique que sur ses pertes. En 1998, la politique de recherche et de restitution a été réactivée lors de la Conférence de Washington. Réaffirmée par l’adoption de Best Practices en 2024, elle s’est imposée à une quarantaine d’États signataires – dont la France – et prône la recherche de « solutions justes et équitables » aux différends relatifs aux biens spoliés. Ces principes encouragent à rechercher et à documenter – dans la mesure du possible – l’historique complet d’un bien culturel, à établir les changements de propriété et les translocations intervenues entre 1933 et 1945.

La séquence 1933-1945 étant considérée dans le parcours des œuvres comme une période « à risque », l’audit des collections d’un musée acquises après 1933 permet d’établir un bilan chiffré, détaillé de la provenance des collections publiques ; il est la synthèse d’une expertise qui apporte des preuves de la validité et de la légitimité des acquisitions ou des dons et legs au regard de leur provenance ; procédant d’une démarche analytique fondée sur la recherche de provenance, il permet de dresser une « cartographie » des collections, de mesurer les risques de spoliation.

La mission de recherche au musée des Beaux-Arts de Rouen (2023-2024)

En France, le projet de conduire au musée des Beaux-Arts de Rouen une mission d’audit sur la provenance des œuvres a été envisagé dès l’été 2022 par Sylvain Amic, directeur des musées de la métropole de Rouen, auquel Robert Blaizeau a succédé en septembre 2023. Trois chercheuses de provenance indépendantes, Marie Duflot, Hélène Ivanoff et Denise Vernerey-Laplace – membres de l’Association Astres – ont été chargées de la diriger en deux périodes de huit mois, entre 2023 et 2024, en coopération avec le personnel scientifique dont Diederik Bakhuÿs était le référent et en concertation avec Corinne Hershkovitch, chargée de l’assistance juridique du musée. Cette initiative pionnière a atteint son terme en décembre 2024, les documents finaux ont alors été rendus au musée.

L’audit des collections du musée des Beaux-Arts de Rouen portait sur les œuvres susceptibles d’avoir circulé sur le marché de l’art entre 1933 et 1945, d’avoir donc été spoliées. Dans un premier temps, les chercheuses ont parcouru l’ensemble des fonds puis ont effectué un tri dans les peintures, environ 3000 tableaux. Ont été écartées les œuvres “indiscutables” créées après 1945 ou données par des artistes ou des familles d’artistes connus du musée, les œuvres sur lesquelles aucune documentation n’était accessible ou celles que leur technique rendait difficile à sourcer. Quelque 1200 œuvres ont été ainsi examinées : acquisitions ponctuelles, donations et legs. Des priorités de recherche ont pu être dégagées, un corpus de 83 œuvres a été retenu in fine pour des recherches approfondies.

L’ensemble de la collection de peintures du musée a fait l’objet d’un audit détaillé et la provenance des œuvres sélectionnées précisée. Cette étude s’est fondée sur la consultation des archives municipales de Rouen, des inventaires et du fonds documentaire du musée ; les bases de données françaises et étrangères – allemandes et américaines surtout – les fonds d’archives relatifs au marché de l’art (Archives de Paris), à la collaboration et aux saisies (Archives nationales) ; les fonds documentaires du musée du Louvre (département des arts graphiques) et du musée d’Orsay, de la Fondation Custodia, les archives et la littérature spécialisée de l’Institut National d’Histoire de l’art à Paris (INHA). Décrochés des cimaises, les tableaux ont été minutieusement observés. Les informations collectées ont fait l’objet de deux rapports de synthèse concernant l’ensemble des collections (en août 2023 et en décembre 2024), elles ont par ailleurs renseigné les 83 fiches d’œuvres présentées au terme de la mission. Les chercheuses ont enfin rédigé un manuel de recherche de provenance spécifique à l’intention du personnel du musée, ainsi qu’un rapport détaillé sur la collection et la donation de Suzanne et Henri Baderou.

Les conclusions du rapport d’audit ont été rassurantes pour le musée des Beaux-Arts de Rouen. 80 % d’entre elles ne posent aucun problème de provenance. Il a été recommandé d’inscrire dans leur totalité les œuvres du musée des Beaux-Arts de Rouen sur la base Joconde et de compléter les notices de la base interne Micromusée, grâce aux connaissances apportées par les recherches (nouvelle datation, précision sur l’attribution, descriptif des marques et étiquettes, données historiques et techniques…). Les bases de données des musées n’étant pas encore adaptées à la recherche de provenance, une réflexion a été menée avec le musée sur l’opportunité de créer une entrée spécifique ou de développer les catégories existantes (par exemple, ancienne attribution, statut administratif ou acquisition), l’import des documents annexes à la base étant également pertinent.

En toute transparence, le musée a communiqué au public les résultats de l’audit à l’occasion de plusieurs manifestations. La presse locale et régionale a été conviée à une conférence le 22 janvier 2024, à l’issue de la première phase. Les trois chercheuses ont par ailleurs publié un article consacré à l’audit dans Le Temps des collections, la revue du musée en 2025. En novembre 2024, une édition de l’Argument de Rouen – journée d’étude professionnelle proposée tous les ans par la Métropole Rouen Normandie avec le concours de la Fabrique de patrimoines – a été dédiée à la recherche de provenance à l’intention des représentants du Ministère de la Culture, des responsables des collections normandes, des chercheurs de provenances impliqués dans les recherches sur les collections publiques françaises.

L’audit des collections du musée de Rouen n’est pas demeuré sans répercussion sur l’activité scientifique du musée. Les conservateurs, alertés par les incertitudes de la collection de Henri Baderou, ont activé une synergie avec le monde universitaire. Une délégation d’étudiants issus des différents Master de l’Ecole du Louvre a été chargée de monter une exposition des œuvres de la collection qui éclairera par ailleurs la personnalité et l’originalité du collectionneur. Elle ouvrira en décembre 2025. Une seconde action partagée entre le musée et le monde universitaire a été menée avec l’antenne rouennaise de l’Institut catholique de Paris qui a pour projet de développer une formation de Master consacrée aux recherches de provenance. Les chercheuses ont présenté dans une conférence au mois de mai 2025 les problématiques et les résultats de leurs recherches sur le nouveau campus. 

Quelles perspectives pour la recherche de provenance en France depuis ?

La loi-cadre du 22 juillet 2023 a instauré une dérogation au principe d’inaliénabilité des collections des musées de France en cas de spoliations consécutives aux persécutions antisémites ; il obérait les processus de restitutions. Depuis lors, les missions de recherche de provenance se sont multipliées. D’une manière générale, la mission d’audit du musée des Beaux-Arts de Rouen a été préfiguratrice. Seuls quelques grands musées nationaux consacraient une partie de leurs activités aux recherches de provenances : le musée du Louvre sous la direction d’Emmanuelle Polack, le musée d’Orsay sous la houlette d’Inès Rotermund-Reynard. Paris Musées s’est joint au mouvement en confiant la responsabilité de ces recherches à Ophélie Jouan ; le musée de l’Armée a fait appel à Lucile Paraponaris, La Cité de la Musique – Philharmonie de Paris à Fanny Lebreton, en coopération avec les conservateurs des différents départements. 

En 2024, des financements accordés par le ministère de la Culture ont permis à plusieurs régions (Ile-de-France, Auvergne-Rhône-Alpes, Grand Est et Pays de Loire) d’entreprendre des investigations sur leurs collections. Depuis, elles se sont multipliées et les appels d’offres concernent tant des collections que des acteurs muséaux. Ces missions font appel à des chercheurs de provenance indépendants, extérieurs à l’institution, mais travaillant en étroite coopération avec les services internes du ministère de la Culture, la Mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 (M2RS) et la préfiguration de la Mission provenance du service des musées de France au Ministère de la Culture. L’objectif de ce dernier est, depuis le rapport rédigé par Christian Giacomotto, Marie-Christine Labourdette et Arnaud Oseredczuk en novembre 2022, d’ “améliorer la sécurité des acquisitions des musées nationaux, de créer un cadre de référence méthodologique et déontologique et de coordonner les chargés de provenance dans les musées de France”.

Ces missions permettent par leur synergie déclarée d’espérer une identification plus perspicace des œuvres problématiques, une homogénéisation des démarches de recherche, une harmonisation des synthèses. Lieu de réflexion et d’expérimentation, le musée des Beaux-Arts de Rouen a en somme été à l’avant-garde des musées en régions qui sont désormais soucieux de faire toute la lumière sur la provenance de leurs collections.

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