Par Hélène Ivanoff
La loi-cadre sur les restes humains fait partie d’un volet de trois lois-cadres portant sur la restitution de biens culturels étrangers, de restes humains et d’œuvres spoliées par les nazis, dont la ministre de la Culture Rima Abdul-Malak a annoncé la présentation au début de son mandat en janvier 2023. Leur but est de mettre en place un cadre clair basé sur les expertises scientifiques et le dialogue, évitant le recours à des lois d’exception pour déroger au principe d’inaliénabilité des collections publiques françaises.
Elle est l’aboutissement d’un processus législatif en procédure accélérée, imposant une seule lecture par chambre pour réduire la navette parlementaire à une unique transmission du texte. Contrairement à la loi-cadre adoptée à l’unanimité par l’assemblée nationale le 22 juillet 2023 relative à la restitution des biens culturels ayant fait l’objet de spoliations dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées entre 1933 et 1945, présentée par la ministre de la Culture et votée de façon unanime au sénat le 23 mai 2023, son initiative en revient au sénat.
Elle est déposée le 26 avril 2023 par la sénatrice de la Seine-Maritime Catherine Morin-Desailly (centriste), rapporteure de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication, qui déjà en mai 2009 avait fait une proposition de loi d’exception pour permettre la sortie des collections publiques de têtes maories et leur restitution à la Nouvelle-Zélande. Les sénateurs des Pyrénées-Atlantiques Max Brisson (LR) et des Hauts-de-Seine Pierre Ouzoulias (communiste) ont également contribué à la rédaction de la proposition de loi. Votée à l’unanimité par le sénat le 13 juin 2023 et par l’Assemblée nationale le 13 novembre 2023, les conclusions de la commission mixte paritaire sont examinées le 18 décembre 2023 afin de donner la version définitive du texte.
Catherine Morin-Desailly lors de l’examen du rapport, 8 juin 2023. Crédit : Sénat.
Si les collections publiques sont inaliénables, le corps humain est inviolable. Il ne peut faire l’objet d’un droit patrimonial et son respect ne cesse pas avec la mort. La loi-cadre sur les restes humains était donc attendue et vise à promouvoir un « respect des cultures et des mémoires ». Elle interroge sur la présence de restes humains entrés dans les collections publiques, pendant la période coloniale à des fins scientifiques, notamment dans le cadre des recherches menées au nom de l’anthropologie physique et d’une idéologie dominée par le racisme et l’évolutionnisme du XIXème siècle.
La loi-cadre sur les restes humains constitue une avancée considérable et vise à une gestion éthique des collections muséales. Elle fixe des critères de restituabilité précis en particulier vis-à-vis des États tiers qui sont seuls habilités à faire des demandes à des fins funéraires. En outre, les restes humains doivent être identifiés et leur origine étrangère établie, la date de la mort présumée remontée à moins de cinq cent ans. À ce propos, la ministre de la Culture a rappelé à de nombreuses reprises son soutien au développement des recherches de provenances, qui en ce domaine aussi doivent concourir à définir l’historique des collections.
La loi-cadre a cependant un champ d’application limité qui ne prend pas en compte les territoires ultra-marins français et la commission s’est engagée à ce que des propositions soient faites par l’exécutif dans un délai d’un an pour des demandes de restitutions de restes humains internes à la communauté nationale. La loi-cadre ne peut en effet actuellement concerner des restes humains présents dans les collections métropolitaines dont la provenance établie est par exemple la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane, la Réunion, Mayotte ou encore la Nouvelle-Calédonie. Pour ces communautés françaises d’Outre-mer, la seule possibilité est actuellement le transfert de restes humains vers des musées situés sur leurs territoires puisqu’elles demeurent inaliénables et ne peuvent être revendiquées que par un État tiers.
Bien que rare – les restes humains provenant des territoires ultra-marins représentent environ 5% des restes humains du Muséum –, le cas est connu pour qui s’est confronté à l’histoire coloniale. Dès 2004, Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch, Éric Deroo et Sandrine Lemaire attiraient l’attention sur les « zoos humains », ces exhibitions humaines de « sauvages », aussi bien des « exotiques » que des « monstres », auxquelles participèrent quelques 35 000 figurants et qui furent visitées par plus d’un million de visiteurs en Europe, aux États-Unis et au Japon : une étape majeure du passage progressif d’un racisme scientifique à un racisme populaire. En 2012, le musée du quai Branly-Jacques Chirac consacrait une exposition « Exhibitions. L’invention du sauvage » sous la direction scientifique de Pascal Blanchard et Nanette Jacomijn-Snoep à ce thème.
C’est à une quarantaine de ces figurants que s’est intéressée Corinne Toka-Devilliers, tout d’abord à travers la figure de son aïeule Moliko, la grand-mère de son grand-père. Elle participa aux exhibitions humaines en 1892 dans le jardin d’acclamation de Paris, à l’instar de 33 autres Kali’na, venant d’un village situé à l’embouchure du fleuve Maroni, Galibi. Dix ans plus tôt, en 1882, 14 autres Kali’na avaient été exhibés au Jardin d’Acclimatation. Corinne Toka-Devilliers décide alors de fonder l’association Moliko Alet+po qui signifie Moliko et ses descendants en novembre 2021.
Corinne Toka-Devilliers revêtue de la tenue traditionnelle teleuyu, musée du quai Branly-Jacques Chirac, 18 septembre 2023
© Moliko Alet+po
Les Kali’na sont des populations amérindiennes autochtones des Caraïbes, vivant pour certaines sur les deux rives du fleuve Maroni, soit à la croisée de la Guyane française et néérlandaise pendant la période coloniale, c’est-à-dire aujourd’hui dans les régions frontalières de la France et du Suriname. Moliko devient la référence car elle est une des seules à être nommée par Roland Bonaparte parmi les figurants anonymes photographiés par le prince qui indique dans une retranscription phonétique en légende : « Moriko, 18 ans », alors que la jeune fille partie en Europe n’a alors que 12 ans.
Débute alors un long et minutieux travail de recherches de provenance pour Corinne Toka-Devilliers. En coopération avec Carine Peltier-Caroff, responsable de l’iconothèque du musée du quai Branly-Jacques Chirac, elle se penche sur le cas des 47 Kali’na ayant participé aux « zoos humains » en 1882 et en 1892. L’étude du fonds photographique Roland Bonaparte et le parcours des routes de Guyane en quête de témoignages oraux de descendants lui permettent d’identifier la plupart des noms, mal orthographiés ou manquants. Elle retrouve aussi la trace de restes humains au Musée de l’Homme grâce au concours de Martin Friess, responsable des collections anthropologiques au Muséum. La consultation des archives éclaire enfin l’histoire de ces exhibitions et des expériences scientifiques menées sur ceux qui sont morts à Paris.
L’association Moliko Alet+po œuvre pour faire connaître l’histoire des « zoos humains de tous continents », et en particulier celle de ces 47 Kali’na ayant participé aux exhibitions de 1882 et 1892. En partenariat avec la Collectivité Territoriale de Guyane (CTG), la réalisation d’un mémorial sur la commune d’Iracoubo est annoncé pour l’été 2024. L’association souhaite que les restes humains sortent des réserves des musées pour rejoindre leur terre d’origine afin de pouvoir pratiquer les cérémonies traditionnelles de levée de deuil des Kalin’a dénommées « Epe Godonõ », pratiquées par les chamanes et les chefs coutumiers.
Corinne Toka-Devilliers, musée de l’Homme, 20 septembre 2023 © Moliko Alet+po
À lui seul cet exemple illustre la complexité des processus de restitution affectant les collections publiques françaises, parfois initiés par des communautés autochtones, aujourd’hui réparties sur les territoires de plusieurs États postcoloniaux et la difficulté pour les lois-cadres de couvrir tous les cas. Il met en exergue la spécificité des restes humains vis-à-vis des autres biens culturels issus de contextes coloniaux au sein des collections. Si elle constitue une incontestable avancée, la loi-cadre sur les restes humains ne répond pas encore à toutes les attentes. L’histoire coloniale de la métropole française et de ses territoires ultramarins ne saurait être oubliée, ce à quoi l’exécutif s’est engagé.
Pour conclure, l’efficacité de ces trois lois-cadres, dont la plus débattue reste à venir, repose avant tout sur le soutien politique et financier qui sera accordé aux recherches de provenance, afin de mettre un nom sur les morts et les persécutés, d’établir la réalité d’un fait historique perpétré pendant la période coloniale ou celle de l’Occupation, et ainsi de poser les premiers jalons d’une mémorialisation et d’une restitution que permet désormais la législation.
Chronologie
- 3 juillet 2020 : Retour des 24 crânes de « résistants » algériens, inhumés le 5 juillet lors d’une cérémonie officielle au carré des martyrs du cimetière d’El-Alia, à Alger
- 26 juin 2020 : Convention de dépôt de 24 crânes, signé par les gouvernements algériens et français
- 28 août 2014 : La cérémonie de retour des restes humains du chef Ataï (collection privée de la Société d’anthropologie de Paris) a lieu au Muséum national d’Histoire naturelle
- 23 janvier 2012 : La cérémonie de restitution de 20 têtes maories à la Nouvelle Zélande a lieu au musée du quai Branly-Jacques Chirac
- 11 mai 2011 : La cérémonie de restitution d’une tête maori conservée au Muséum de Rouen a lieu au Musée National Te Papa Tongarewa de Wellington en Nouvelle-Zélande
- 18 mai 2010 : La loi n°2010-501 visant à autoriser la restitution par la France des têtes maories à la Nouvelle-Zélande et relative à la gestion des collections (Proposition de loi du sénat, Mme. Catherine Morin-Desailly)
- 6 mars 2002 : Loi n° 2002-323 relative à la restitution par la France de la dépouille mortelle de Saartjie Baartman à l’Afrique du Sud (Proposition de loi du sénat, M. Nicolas About)
- 1988 : Lors de la négociation des accords de Matignon entre la Nouvelle-Calédonie et la France, cette dernière promet à la Nouvelle-Calédonie la restitution du crâne d’Ataï.