Interview, Denise Vernerey-Laplace et Tristan de Bourbon-Parme, Paris le 28 novembre 2023.
Tristan de Bourbon-Parme, vous êtes journaliste français, installé depuis plusieurs années à Londres où vous êtes le correspondant de plusieurs journaux politiques et artistiques. Vous avez publié un livre remarqué sur l’histoire du Brexit et la carrière de Boris Johnson en 2021.
Lorsque je vous ai contacté afin que vous nous parliez de l’opinion publique anglaise sur le problématique retour des marbres du Parthénon du British Museum au musée de l’Acropole à Athènes, vous m’avez parlé de vos récentes publications sur cette affaire incroyable, révélée par la presse le 16 août 2023 : 2000 bijoux volés au British Museum…
À droite : Tristan de Bourbon-Parme. Crédits : DR
Je résume : près de 2 000 pièces, donc – principalement des bijoux en or, des pierres semi-précieuses et de la verrerie datant de l’antiquité gréco-romaine – se sont volatilisées des réserves du musée et ont été proposées à l’achat sur le site marchand e-bay. C’est un collectionneur et acheteur, Ittai Gradel qui, voyant les pièces passer sur le site a prévenu les autorités.
Ne pouvons-nous pas nous en entretenir avant de revenir aux marbres du Parthénon ?
Certes ! En septembre de cette année, j’ai eu l’occasion de m’entretenir au téléphone avec Ittai Gradel qui a acheté sur e-bay, sur un compte ouvert sous le pseudonyme « sultan1966 », plusieurs pièces et objets antiques dont les prix s’échelonnaient entre 10 et 40£.
Intrigué par ces prix très bas, Ittai s’est renseigné auprès du vendeur qui lui a expliqué : « Mon grand-père tenait un bazar à York. Les gens du quartier lui déposaient des objets qu’ils avaient dans leurs maisons. ». Vérification faite, le bazar existait bel et bien, tout semblait donc crédible.
En 2016, le même vendeur propose plusieurs pièces, de provenance et de datation semblables. Ittai Gradel les reconnait : il les a vues sur un catalogue du British Museum datant de… 1926.
Un vol est dès lors certain – entre les deux guerres peut-être ou au début des années cinquante. Il n’y a donc pas d’urgence, et Ittai Gradel ne juge pas nécessaire dans l’instant de prévenir le British Museum.
Mais en mai 2020, il retrouve sur e-bay un camée antique, immédiatement retiré de la vente. Bizarre, juge-t-il, car il l’a vu sur un catalogue du British Museum, en ligne. Pour lui, plus de doute alors: les vols sont récents, toutes les allégations antérieures du vendeur sultan1966 n’étant vraisemblablement que mensonges.
Ittai Gradel en parle à un de ses collègues collectionneur, lui aussi acheteur auprès de sultan1966, qui contacte alors le British Museum. Mais l’institution lui répond qu’aucun objet n’a été volé. Le 28 février 2021, Ittai Gradel écrit au numéro deux du musée, Jonathan Williams, et lui explique dans une longue lettre, qu’il m’a fait lire, qu’il y a eu des vols récents dans les collections du British Museum. Mais il ne reçoit qu’une réponse le 30 juillet, où il s’entend dire que les collections du musée sont protégées, que les œuvres sont inventoriées…
Lassé, en octobre 2022, il contacte directement le président du conseil d’administration du musée – The British Museum Trustees – George Osborne, ministre des finances du premier ministre David Cameron de 2010 à 2016. Osborne, inquiet, enquête puis fait licencier discrètement Peter Higgs, conservateur responsable des antiquités grecques et romaines et qui, à ses heures perdues, semble être notre fameux vendeur e-bay « sultan66 »…
L’affaire demeure discrète jusqu’au communiqué officiel du musée sur cette affaire le 16 août dernier. Dans les jours suivants, le directeur du British Museum explique qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter outre mesure, le personnel scientifique du musée a fait de son mieux. en revanche, il reproche à Ittai de ne pas avoir parlé plus tôt. Excédé, ce dernier raconte tout à la presse. Le directeur démissionne, mais le numéro 2 du musée reste en poste et se contente d’accepter une mise retrait.
Chaîne en or avec fermoirs à têtes de lions venue de Chypre, issue des collections du British Museum. Crédit : The Trustees of the British Museum.
Comment a réagi l’opinion publique anglaise ?
L’opinion publique anglaise est profondément ébranlée par l’affaire. Elle a de tout temps sanctuarisé le British Museum, institution symbolique de la culture anglaise, lieu de fiabilité, de certitudes nationales.
Mais voici toutes les convictions ébranlées : si les conservateurs du British Museum ne font pas leur travail alors que le musée est doté en finances et en personnel, que penser du personnel scientifique des petits musées qui ont moins de ressources ?
Du même coup, l’attitude du British Museum envers les marbres du Parthénon devient caduque. Le musée n’avait cessé de mettre en avant son combat contre le recel, les trafics d’œuvres d’art… Ce beau discours s’écroule. Et avec lui, la thèse intouchable du musée universel, vitrine de l’ensemble de la culture mondiale.
Le Times, journal conservateur et populaire, a publié, au mois de février précédant le scandale, un éditorial en faveur du renvoi les marbres du Parthénon à Athènes. Tout ce vertueux discours est désormais réduit en miettes. L’opinion publique, l’élite même du pays sont ébranlées. Si le British Museum est incapable de gérer ses collections, qu’en est-il d’autres secteurs de la vie publique ?
Pensez-vous qu’il y ait eu un laisser-aller ou plutôt un silence délibéré afin de protéger le personnel du musée ?
Je me fie aux déclarations d’Ittai Gradel à la BBC : le directeur du British Museum, Hartwig Fischer, reconnaissant qu’il n’avait pas pris au sérieux la révélation de 2021 a assumé sa responsabilité et démissionné à la fin du mois d’août 2023. Il apparait que Mr Higgs, conservateur en fonction au département des antiquités grecques et romaines durant trente ans, a commis ces larcins au fil des ans. Il n’a été inquiété que lorsque les preuves se sont accumulées contre lui. Depuis les premières accusations, il avait même été élevé au titre de conservateur en chef, responsable du département des antiquités grecques et romaines, ce même département où sont conservés les célèbres « marbres du Parthénon ». Volontairement, afin d’étouffer l’affaire « par le haut », ou par réaction très humaine: la direction a préféré faire confiance à un collaborateur de longue date plutôt qu’à des lanceurs d’alerte venus de l’extérieur.
On parle d’achats sur eBay, à des prix dérisoires, une cinquantaine d’euros, ce qui semble presque cocasse…
À l’époque, les responsables n’ont pas pris les mesures nécessaires… Aujourd’hui, le musée fait appel au public, à des experts reconnus, à la base Art Loss Register qui recense chaque année presque 400 000 objets volés.
Une soixantaine d’« acheteurs » se sont déjà déclarés après que l’on ait ouvert sur le site du musée un appel, une adresse numérique invitant tout propriétaire d’une pièce à prendre contact. Selon le musée, trois cents œuvres ont été actuellement identifiées et devraient être prochainement restituées…
À cette occasion, il est apparu qu’il n’y avait pas eu de recensement des collections. Certes, la tâche semble colossale : le British Museum conserve huit millions de statues, peintures et autres reliques, dont des œuvres majeures…
À quel niveau se situe selon vous la responsabilité ? Est-elle scientifique, administrative ?
Un expert, Martin Henig, chercheur honoraire de l’école d’archéologie de l’université d’Oxford, admet que la tâche est énorme et qu’elle coûte cher en temps humain. Lorsque les œuvres étaient acquises ou recensées – quand le recensement était fait – les objets étaient parfois rassemblés par groupes d’une vingtaine d’œuvres, sous des dénominations vagues – « médailles », « broches d’époque romaines » …- qui obéraient toute identification scientifique précise. Mais à ses yeux, cet argument ne tient plus à l’époque de la photographie numérique, de l’informatisation, des bases de données. C’est d’ailleurs ainsi qu’il a participé à la numérisation des collections des musées des université d’Oxford et de Cambridge. Et surtout, la tâche d’un conservateur est essentiellement de collecter, d’inventorier, de décrire sa collection. Celles du directeur du musée de collecter l’ensemble des démarches des différents départements du musée qu’il dirige. Mais aujourd’hui, la plupart des directions des musées privilégient l’organisation d’expositions « choc » qui suscitent des mécénats généreux et les mettent personnellement en valeur.
Tout ceci donne raison aux réclamations grecques… Le discours anglais est anéanti car entretemps, les Grecs eux, ne peuvent plus être considérés « incapables » de conserver leurs marbres : ils ont construit le musée de l’Acropole à Athènes qui attend leur retour.
Le problème demeure essentiellement le même : le contrôle des collections, des dons, des acquisitions, leur transcription dans des registres – désormais dans des banques de données qui sont ouvertes aux autorités de sécurité, de justice…
En France, le ministère de la Culture a inscrit le recensement dans le cadre d’une obligation juridique. Des lois cadres abrogeant l’inaliénabilité des œuvres relevant des collections publiques ont été récemment discutées devant le Sénat et l’Assemblée nationale. Quelle est l’attitude anglaise ?
Il faudrait, je pense, instituer un organe de contrôle interne au monde muséal. Cette affaire le montre : les musées n’acceptent pas les contrôles extérieurs et ne font confiance qu’aux personnes de « l’intérieur ». Ce qui a permis ces vols au fil des ans.
Actuellement, il n’y a pas de réaction juridique à cette nouvelle situation. En Angleterre, les collections publiques ne sont pas protégées par un statut d’inaliénabilité. Seule une loi en 1963 a interdit au British Museum de vendre des œuvres. Mais depuis une dizaine d’années, des petits musées ont tenté de revendre des objets d’art pour financer leur activité. À chaque fois, le gouvernement a réagi en bloquant leur dotation de fonctionnement…
Un comité a été constitué – en toute discrétion – pour gérer le problème des marbres du Parthénon. Ed Vazey, qui a fait office de ministre de la Culture sous Cameron, en fait partie. Il est partisan d’un retour des marbres à Athènes sous la forme d’un prêt culturel à long terme.
L’Angleterre ne connait pas les mêmes problématiques que la France. Il y a eu peu d’œuvres spoliées pendant la guerre en Angleterre. La problématique n’a donc pas secoué le monde juridique comme cela advient en France…
Avant de conclure notre entretien, revenons aux marbres du Parthénon. L’Angleterre ayant perdu en crédibilité sitôt l’affaire des bijoux ébruitée, la Grèce s’est empressée de réclamer derechef le retour des marbres du Parthénon…
D’une manière générale, le sujet du British Museum demeure tabou. Car, en l’attaquant, on ébranle le cœur du royaume. En conséquence, le premier ministre Sunak ne s’exprime pas, le ministre de la Culture ne prend pas la parole.
Mais la récente déclaration du ministre de la Culture grec à la BBC vient de déclencher un nouveau scandale. Il faut dire que ses propos étaient provocateurs : laisser les marbres Elgin à Londres était comparable à « couper la Mona Lisa de Léonard de Vinci en deux parties, partagées entre la France et l’Italie ».
Sunak s’est emparé de l’occasion pour déclarer qu’il ne se rendrait pas au rendez-vous prévu avec le premier ministre grec ; celui-ci devrait donc se « contenter » d’échanger avec le vice-Premier ministre britannique. Ce que le chef du gouvernement grec a refusé.
Il ne faut pas oublier que Rishi Sunak fait partie de l’aile droite du parti conservateur, à ce titre, il fut un « brexiteur » de la première heure. On ne touche pas à la culture britannique, on n’attaque pas le British Museum.
Mais l’année prochaine, des élections générales auront lieu en Angleterre. Les sondages donnent les conservateurs largement perdants. Ils entendent certainement laisser au parti travailliste le soin de régler la suite du problème…
Tristan de Bourbon-Parme, au nom de l’Association Astres, je vous remercie d’avoir accepté notre entretien.
Petit chrono-journal comparé
- 1753 : Fondation du British Museum. Au fil des siècles, sa collection devient riche de 80 millions d’œuvres d’art de toutes époques et de toutes techniques. Le musée a acquis une vocation « universelle ».
- 1816 : Le diplomate anglais, Lord Elgin vend au British Museum les marbres de la frise du Parthénon et plusieurs sculptures qu’il a fait déposer du monument alors qu’il était ambassadeur de la Couronne anglaise auprès de la Sublime Porte (actuelle Turquie). Il aurait acheté ces sculptures aux autorités ottomanes qui occupaient alors la Grèce, ainsi que le préciserait un acte juridique – un firman – dont l’interprétation alimente la controverse entre Grecs et Britanniques jusqu’à nos jours.
Y-a-t-il eu vol ou vente ? Les marbres Elgin doivent-ils être restitués à la Grèce ? - 1832 : La Grèce redevient indépendante et réclame le retour des marbres du Parthénon.
- 1983 : Les réclamations passionnées de Mélina Mercouri, ancienne chanteuse et ministre de la Culture grecque relancent le conflit.
- Début des années 1990 : Peter Higgs prend ses fonctions au British Museum.
- 2008 : Le Saint-Siège restitue un fragment de la frise du Parthénon qui lui a été offert au début du XIXème siècle.
- 2016 : Des médailles en or datant de l’époque grecque sont proposées sur le site marchand e-bay sous le pseudonyme « sultan66 ». Ittai Gradel les achète et contacte le vendeur pour obtenir des éclaircissements sur leur provenance.
- 2020 : Une pièce – un camée – est de nouveau proposée sur e-bay, puis retirée. Ittai Gradel l’identifie comme appartenant au British Museum et prévient le musée, en vain.
- 2021 : Ittai Gradel renouvelle ses réclamations auprès du British Museum.
- 28 février 2021 : Ittai Gradel écrit au numéro deux du Board du musée.
- 30 juillet 2021 : Le British Museum déboute IttaI Gradel de sa réclamation.
- 2022 : Le pape François annonce la restitution à l’archevêque orthodoxe d’Athènes de trois fragments du Parthénon conservés dans les musées du Vatican.
- Octobre 2022 : Isaac Gradel contacte John Osborne, président du conseil d’administration du British Museum.
- Janvier 2023 : John Osborne licencie Peter Higgs.
- 11 janvier 2023 : À propos des marbres du Parthénon, la ministre britannique de la culture, du gouvernement Sunak, Michelle Donelan déclare à la BBC: « J’ai été très claire à ce sujet je ne pense pas qu’ils devraient retourner en Grèce ».
- 16 août 2023 : Le British Museum reconnait la disparition de 2000 œuvres, des bijoux provenant du Département des antiquités grecques et romaines.
Le musée déclare avoir renvoyé un employé, saisi la police et lancé une enquête avec des experts indépendants avec l’aide du site Art Lost Register.
Le Telegraph estime la valeur de certaines œuvres à 57 000 £ l’une. La valeur est confirmée par Ivan Macquisten, chercheur à Oxford et expert. - 23 août 2023 : « Le Monde » révèle l’existence des avertissements de Ittai Gradel.
- 26 septembre 2023 : le British Museum publie des photos d’œuvres identiques à celles qui ont été identifiées comme volées et lance un appel aux acheteurs des œuvres volées.
- 28 novembre 2023 : Le Premier ministre britannique Rishi Sunak, offensé par les propos du premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis réclamant la restitution à la Grèce des marbres du Parthénon, décide d’annuler sa rencontre avec son homologue grec. Quant aux bijoux volés : Soixante œuvres ont été restituées au musée. 300 autres œuvres identifiées sont en voie de restitution.