Par Jeanne Brunet-Karsenty
L’Assemblée nationale s’est penchée le 23 mai 2023 sur un projet de loi relatif à la restitution des biens culturels ayant fait l’objet de spoliations dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées entre 1933 et 1945. Pillages, vol légal suite aux lois d’« aryanisation », ventes forcées ou à vil prix : dès l’arrivée au pouvoir des nazis et tout au long de la Seconde Guerre mondiale, les spoliations prennent des formes diverses, et la question de la réparation du préjudice subi par les propriétaires d’origine ou leurs descendants doit encore être mise en lumière.
Ce projet est l’un des trois textes législatifs portant sur la question actuelle des restitutions : les deux autres, qui se concentrent respectivement sur les restes humains et les biens acquis dans le contexte de la colonisation, seront quant à eux débattus dans les prochaines semaines.
Ce texte qui concerne les collections publiques, permettra d’en extraire les biens culturels spoliés, dans le but exclusif de les restituer à leur propriétaire d’origine ou à ses ayants droit.
Une reconnaissance large des spoliations
La loi utilise une acception large du terme de « spoliations » : de ce fait, tant les œuvres proprement volées que celles ayant fait l’objet de ventes forcées ou celles récupérées par les Allemands et les collaborateurs dans le cadre des lois d’aryanisation (22 juillet 1941) tombent sous l’application des dispositions du texte.
Le Sénat a tenu à insister non seulement sur la responsabilité de l’Allemagne nazie, mais également sur celle du régime de Vichy – ce qui s’inscrit dans la continuité du fameux discours du Président Jacques Chirac, prononcé le 16 juillet 1995 à l’occasion de la commémoration de la rafle du Vél’ d’Hiv’ qui reconnaissait la responsabilité de l’État français dans les persécutions antisémites.
On notera également que les dates choisies dans le projet de loi, du 30 janvier 1933 au 8 mai 1945, c’est-à-dire, de l’arrivée d’Adolf Hitler à la chancellerie à la capitulation allemande, comprennent toute la période d’avant-guerre, plus rarement évoquée, et absente de l’ordonnance de 21 avril 1945, qui ne concernait que les spoliations commises après le 16 juin 1940.
De la même manière, quand le régime de restitution qui existait auparavant ne se préoccupait que des spoliations s’étant déroulées sur le territoire français, le nouveau projet se déleste de telles limites géographiques. Cette modification est bienvenue, car de nombreux biens spoliés ont traversé les frontières nationales, et tous ceux qui se trouvent au sein des collections nationales n’ont pas nécessairement été volés en France : il aurait été dommageable que le texte ne puisse pas s’y appliquer pour cette raison.
Des mécanismes auparavant grippés
Ce projet de loi-cadre est opportun, car il permettra d’assouplir les processus à l’œuvre dans les restitutions. En effet, s’il existait déjà une politique de réparation depuis la fin des années 1990, initiée par la mission Matteoli (1997-2000) et confirmée en 1998 par les Principes de Washington qui préconisaient la recherche de solutions justes et équitables, aucun régime de grande ampleur ne facilitait la restitution des biens spoliés.
Ce texte, en modifiant trois articles du code du patrimoine, crée pour sa part un dispositif administratif de dérogation ciblée des biens culturels spoliés au principe d’inaliénabilité qui recouvre tous les biens publics. Ce principe rendait en effet impossible la restitution des biens culturels sans une loi de circonstance autorisant la sortie individuelle d’une œuvre des collections publiques. Or, on le sait ; le processus législatif est long, tout comme le contentieux judiciaire, autre voie possible pour accéder à la récupération d’une œuvre spoliée.
Roselyne Bachelot, Ministre de la culture, au moment de la présentation de la loi cadre de février 2022 autorisant le déclassement d’œuvres spoliées. Crédit : AFP.
La loi constituera donc un gain de temps, d’argent et d’efficacité considérable en unifiant les procédures de déclassement.
Dans le dessein de protéger l’intégrité des collections, ce déclassement n’est pas pour autant systématique : il ne peut avoir lieu que postérieurement à un avis de la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations (CIVS), et sous la condition sine qua non que la spoliation soit réparée, en nature -c’est-à-dire par la restitution de l’œuvre-, par une indemnisation financière, ou par le truchement d’accords mémoriels.
Car en effet, si la restitution reste la solution privilégiée, cela ne devrait pas empêcher les parties, institutions comme propriétaires privés, de parvenir à des accords pour trouver d’autres modalités de réparation, parfois simplement symboliques.
Les restitutions connaissent par ailleurs de virulentes critiques, adressées par des détracteurs particuliers ou institutionnels, dont certains musées, craignant de voir leurs collections réduire comme peau de chagrin. Ces réactions épidermiques motivées par un certain conservatisme, mais surtout par une ignorance de ce que pourraient être les accords de réparation des spoliations, ont sans doute pu freiner à quelques occasions les processus de négociations entre personnes publiques et propriétaires légitimes.
Dès lors, les spoliations n’étaient réparées qu’au compte-goutte, à grands renforts de lois d’espèce et dans un apaisement très relatif : la nécessité d’un texte législatif pour huiler les mécanismes grippés de la réparation des spoliations se faisait cruellement ressentir.
La fin des obstacles ?
Il faut également saluer dans cette loi le fait que le déclassement des œuvres des collections publiques ne dépende plus désormais du bon vouloir du Parlement : le pouvoir politique n’a dès lors plus voix au chapitre. Cette perspective est rassurante, dans la mesure où à l’avenir, il ne sera pas loisible à un gouvernement hostile aux restitutions de se prononcer contre la sortie d’une œuvre des collections publiques. Cette loi garantit le respect sur le long terme de la réparation du préjudice subi par les propriétaires et leurs ayants droit, et ce, quelles que soient les opinions des dirigeants du pays sur la question. L’éthique, érigée en intérêt général supérieur, n’a plus à craindre l’arbitraire politique.
Pour autant, la restitution des biens spoliés parviendra-t-elle également à faire sauter quelques obstacles inamovibles, tels que le « verrou juridique » (que dispose l’article 451-7 du code du patrimoine) qui rend les œuvres issues de donations ou legs inaliénables ? C’est M. Jean-Luc Martinez, ancien directeur du Musée du Louvre, historien de l’art et archéologue, qui souligne l’existence de ce verrou, dans un rapport intitulé Patrimoine partagé : universalité, restitutions et circulation des œuvres d’art, le 25 avril 2023. La nouvelle loi, en créant éventuellement une dérogation au principe d’inaliénabilité des œuvres données ou léguées aux musées, risquerait de décourager les potentiels donateurs, et par la même occasion, d’appauvrir les collections des musées, présentes et futures. Ainsi faudrait-il prendre garde à ménager les donateurs et leurs ayants droit dans ce nouveau régime de déclassement des œuvres, dans une logique de préservation des musées, tout en parvenant à ne pas porter atteinte aux droits des propriétaires d’origine.
Éthique, transparence et sécurité
Ce texte ne sera pas non plus sans effet positif sur les collections publiques ni sur le marché de l’art dans sa globalité, puisqu’il forcera les acteurs du monde culturel à approfondir leurs connaissances au sujet des œuvres qu’ils conservent, exposent ou proposent à la vente, afin d’éviter de faire circuler des biens ayant fait l’objet de spoliations.
Les conservateurs de musées ont pour leur part déjà commencé à s’intéresser à l’origine de leurs collections ; il faut bien dire que la responsabilité et l’exemplarité des musées français sont en jeu. La réputation d’une institution muséale peut se jouer notamment sur la manière d’appréhender ce genre de questions. En effet, la circulation continue d’œuvres acquises dans des conditions répréhensibles, leur accession aux collections publiques, ne peuvent que ternir l’image des musées et des marchands d’art ; les uns comme les autres ont tout à gagner à se tenir à l’abri de la polémique. Il y a donc fort à parier que l’on pourra compter le regain de diligence des conservateurs parmi les conséquences positives de la nouvelle loi.
Quant aux acteurs du marché de l’art, ils n’ont pas toujours été les plus regardants sur l’origine des objets qui circulaient dans les maisons de vente ; mais alors que les débats autour des restitutions s’accentuent, le risque d’opérer des transactions douteuses est trop présent pour ne pas les exhorter à une plus grande vigilance. Si l’esprit de lucre peut souvent encourager à ne pas s’embarrasser de fâcheuses questions d’éthique et autres dilemmes moraux, la possibilité d’une perte pécuniaire importante, du fait de la nullité qui frapperait un acte de vente non licite, représente un danger bien plus tangible pour le vendeur et il doit s’en garder autant que faire se peut.
L’application de ce texte favorisera donc bon gré mal gré un climat de clarté et de transparence, en développant une obligation d’information, tout en garantissant une certaine sécurité dans les transactions. Le vendeur et l’acquéreur seront ainsi rassurés : cela pourra même insuffler un nouveau dynamisme dans le marché de l’art, une fois qu’il ne sera plus grevé par les incertitudes liées à la provenance.
L’espoir d’un essor pour la recherche de provenance en France
Il faut encore espérer que cette avancée législative permette de donner l’impulsion nécessaire au champ de la recherche de provenance, qui souffre pour le moment d’un manque criant de moyens et de ressources. Malgré quelques efforts notoires, parmi lesquels l’instauration de la Mission de recherche et de restitution des biens spoliés entre 1933 et 1945, en 2019, ou encore, la création de cursus académiques et de journées de formation pour les futurs professionnels du marché de l’art, on déplore toujours que la France ne suive pas le modèle de l’Allemagne et de son Deutsches Zentrum Kulturgutverluste en créant une instance française en mesure de commander et de financer des recherches de provenance, dont on sait pourtant qu’elles sont indispensables pour assurer l’éthique du marché de l’art.
Néanmoins, si toutes les collections publiques font désormais l’objet de recherches de provenance, cela pourra aboutir à une réponse plus satisfaisante à cette demande.
Cette loi ouvre donc de nouvelles perspectives, et laisse espérer une prise de conscience de la part du gouvernement, des institutions culturelles et des acteurs du marché de l’art quant à l’impérativité de mettre en œuvre des moyens véritablement conséquents dans le domaine de la recherche de provenance.